L’épopée aux mille visages
La Polonaise Olga Tokarczuk réveille les voix des contemporains de Jakób Frank pour comprendre le dessein de ce chef religieux ô combien énigmatique. Une oeuvre colossale fascinante et minutieusement documentée.
C’ est un majestueux grimoire rescapé d’une époque lointaine. Enveloppé d’une couverture en vieille peau tannée, recouvert d’une couche de poussière douce et grasse. L’épais volume ne se laisse pas manipuler par le plus aventureux des lecteurs. À ceux qui se risquent à l’ouvrir, il dévoile des pages remplies de lettres minuscules comme tracées à la plume. On mesure la patience, toute la méticulosité et les efforts qu’il a fallu pour rassembler la matière de ce qui ressemble moins à un roman qu’à un réservoir de savoir encyclopédique. Des mots en polonais, en hébreu, en yiddish, en arabe, en grec, beaucoup en latin. Quels trésors d’histoires recèle Les Livres de Jakób, écoulé à plus de 150 000 exemplaires depuis sa parution en 2014 en Pologne ?
UN LIVRE ÉTRANGE
Le nouveau livre d’Olga Tokarczuk – une somme qu’elle a mis huit ans à écrire (il en fallu trois de plus à Maryla Laurent pour venir à bout de cette excellente traduction !) – est une entreprise hors norme.
En la bagatelle de 1040 pages numérotées à rebours (comme dans un livre en hébreu), la très nobélisable écrivaine polonaise retrace et réinvente avec ironie l’histoire ahurissante d’un certain Jakób Frank. Né en 1726 en Ukraine, ce charismatique chef religieux juif a fédéré autour de lui des milliers de croyants passés sous son culte par le judaïsme, le catholicisme et même l’islam. Il est aussi l’un des grands prétendants à la messianité qui surgirent dans l’Europe orientale et millénariste du xviii e siècle.
L’histoire commence dans les années 1960. À l’époque, la jeune Olga Tokarczuk – âgée aujourd’hui de 56 ans – passe des journées entières le nez plongé dans l’édition moderne de la toute première encyclopédie de langue polonaise, écrite au xviii e siècle par Benedykt Chmielowski. Elle y croise pour la première fois le nom de Jakób Frank. Des années plus tard, elle déniche dans une librairie un livre étrange : les notes de conférences du même Frank rédigées par l’un de ses disciples. L’écrivaine commence alors à se pencher sérieusement sur le parcours de l’énergumène. « Au départ, je lisais par pur intérêt personnel, au titre de ma passion de longue date pour ce qui touche à l’hétérodoxie. J’ai toujours été fascinée par tout ce qui sort du canon, tout ce qui se dresse et s’insurge contre les normes », explique-t-elle dans Gazeta Wyborcza, le grand quotidien national.
Le public polonais connaît très bien Olga Tokarczuk, considérée comme la plus grande écrivaine et intellectuelle du pays, récompensée deux fois par le prix Nike, équivalent du Goncourt. Chacun de ses livres est un événement et se place quasi systématiquement en tête des ventes. Née en 1962 à Sulechów, une petite ville à l’ouest de Poznan,´ la romancière et nouvelliste à dreadlocks construit une oeuvre à la fois accessible et ambitieuse, qui place en son coeur le nomadisme, l’enracinement et l’errance, le mythe et la spiritualité, l’étrange et la marge.
RICHE ET COMPLEXE
En mettant en lumière les persécutions perpétrées sur le territoire polonais envers les Juifs, Les Livres de Jakób a suscité la colère des nationalistes, très irrités de voir ternir l’image du peuple polonais, en particulier en évoquant les racines de son antisémitisme. À travers la formidable galerie de personnages qui peuplent cette épopée, la romancière donne pourtant à voir les rouages d’un monde éminemment riche et complexe, caractérisé par son multiculturalisme et la densité foisonnante de ses échanges religieux, linguistiques et intellectuels. Ils sont juifs, chrétiens, musulmans, talmudistes ou anti-talmudistes, sabbatéens, frankistes ou kabbalistes, pieux ou sceptiques, tolérants ou extrémistes. Ils traversent des frontières, parlent plusieurs langues, échangent des lettres, font du commerce, fuient et se réfugient, s’écharpent en disputations théologiques. Tous sont mus par un désir fondamental : saisir un peu mieux les tréfonds de la nature humaine – et l’énigme de notre univers.