Certains l’aiment Jo
La sidération née de la vision des images, l’idée d’une tragédie
Sans doute fallait-il attendre longtemps, comme l’a fait Fanny Taillandier, pour parler du 11-Septembre en dépassant les clichés : la sidération née de la vision des images, l’idée d’un cataclysme, d’une tragédie, avec d’un côté les monstres terroristes, de l’autre les victimes innocentes. Née en 1986, Fanny Taillandier n’a entendu parler des Twin Towers que le jour de leur destruction. Une distance salutaire. Son roman Par les écrans du monde, subtilement construit, est une grande réussite mêlant des destins individuels, une critique des images – ou plutôt une manière de leur donner enfin sens – et une réflexion historique.
L’auteure a consulté une imposante documentation (quatre pages à la fin du livre), qui ne gâche jamais le plaisir de lecture. Elle était essentielle, notamment pour parler de Mohammed Atta, mort à 33 ans le 11 septembre 2001, après avoir pris les commandes du Boeing 767 du vol 11 American Airlines pour le précipiter sur une tour du World Trade Center. Jeune architecte égyptien formé à Hambourg sans vraiment s’intégrer, il était arrivé aux États-Unis en 2000, avec un sentiment d’exil, de solitude, et « le besoin strident d’une histoire où s’inscrire ». Il est l’un des trois personnages du roman, et le seul qui ne soit pas de fiction.
Les deux autres, un frère et une soeur, portent en eux toutes les contradictions de l’époque et de la société américaine. Le matin du 11 septembre, chacun a reçu un appel du père leur annonçant qu’il allait bientôt mourir, avant de raccrocher brutalement. Lucy, mal réveillée, encore sous l’effet de la cocaïne dont elle fait un usage immodéré, est partie tristement vers son bureau du World Trade
Center. Mathématicienne surdouée, elle fait du calcul de risques dans une compagnie d’assurances. Elle a un petit ami français, altermondialiste et, selon son frère William, prétentieux, comme tous les Français. William est un vétéran de l’armée, qui a toujours été guidé par la passion de servir son pays. Traumatisé par les missions, il est devenu chef de la sécurité à l’aéroport de Boston, d’où est parti l’avion d’American Airlines.
William croit à l’absolue sécurité de l’aviation américaine. Donc, avec les tours, c’est tout son monde qui s’effondre. Lors d’une conférence de presse, il réfute tout ce qu’on lui demande de dire sur les événements du matin. Le choc de l’explosion a projeté sa soeur dans un souterrain obscur dont elle ne sait si elle pourra sortir. Le lecteur est invité à suivre les efforts de Lucy, à comprendre les doutes de William, et à refaire le chemin de Mohammed Atta. Si Par les écrans du monde ne se résumait qu’à cela, ce serait un roman d’aventures très bien mené, vite oublié. Mais c’est bien autre chose. Il est une résistance à ce monde où, comme le dit la phrase de J. G. Ballard que Fanny Taillandier a placée, en épigraphe, « tôt ou tard, tout devient télévision ».
William et Lucy ont pour patronyme Johnson – quand leur père est arrivé aux États-Unis, on lui a expliqué que Janovitz était trop polonais. Il a travaillé à Detroit, dans une industrie en perdition. Sa femme est morte en donnant naissance à Lucy. William s’est tout de suite senti investi de la responsabilité du grand frère. Avec la mort annoncée du père, celle de Mohammed Atta, la désillusion de William, le doute de Lucy sur sa survie, c’est le xx e siècle – qui se termine en ce 11 septembre – que Fanny Taillandier interroge.