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Piranhas

- ROBERTO SAVIANO

J’ai vu mon premier cadavre au collège », déclarait-il cet été dans les colonnes du Guardian. Onze ans après le succès de Gomorra, le sombre et fougueux Roberto Saviano continue de poser son regard implacable sur les recoins peu reluisants de la société italienne. Dans ce nouveau roman, très inspiré de faits réels, il se penche sur un autre phénomène du mal mafieux à travers l’histoire d’un « baby gang » . Ils n’ont pas l’âge de se raser mais sont déjà impliqués dans des affaires de meurtres, de trafics de drogues et de blanchimen­t. Nés dans des quartiers ravagés par le banditisme, la corruption et le chômage, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre l’exemple des seuls hommes forts qu’ils connaissen­t : les parrains de la Camorra.

C’est le cas de Nicolas Fiorillo, un jeune gamin insolent et ambitieux dont on va suivre pas à pas l’ascension fulgurante dans le milieu criminel napolitain. De négociatio­ns risquées en extorsions éhontées, le caïd assoiffé de pouvoir va vaincre ses ennemis – et ses émotions – pour devenir un chef redouté qui règne sur son gang et sur les lois de la rue. Guerres de territoire, intimidati­ons, mais aussi rites de passage et virées shopping pour faire le plein de baskets dernier cri : Saviano raconte les premiers pas d’une nouvelle génération de mafieux dont les codes et la culture se construise­nt désormais sur Facebook et WhatsApp. Soulignant aussi le rôle des familles et l’absence criante de l’État, Piranhas donne à voir la noirceur d’un monde sans concession.

Le mot paranza vient de la mer. Lorsqu’on a vu le jour sur la côte, on connaît plus d’une mer. On est pris par elle, baigné, envahi, subjugué par elle. On peut passer toute sa vie ailleurs, elle continue à vous imprégner. Lorsqu’on a vu le jour sur la côte, on sait qu’il y a la mer du travail, la mer des départs et des retours, la mer dans laquelle se déversent les égouts, la mer qui isole. Le cloaque, l’issue de secours, la mer barrière infranchis­sable. Il y a la mer la nuit.

La nuit, on sort pêcher. Dans un noir d’encre. Des blasphèmes et aucune prière. Le silence. Rien que le bruit du moteur.

Petits et vermoulus, deux bateaux s’éloignent, si pleins que le poids de leurs phares suffirait à les faire couler. L’un se dirige vers la droite, l’autre vers la gauche, les phares avant qui servent pour attirer les poissons. Les phares. Lumières aveuglante­s, électricit­é salée. Des éclats violents qui transperce­nt l’eau sans la moindre grâce et parviennen­t tout au fond. Ils effraient, les fonds marins, c’est comme voir où tout s’achève. N’y a- t- il que cela ? Ce mélange de pierres et de sable qui recouvre l’immensité ? Rien de plus ?

Paranza, c’est le nom des bateaux qui vont prendre des poissons qu’on trompera à l’aide de la lumière. Le nouveau soleil est électrique, la lumière envahit l’eau, elle s’en empare, et les poissons la recherchen­t, ils lui font confiance. Ils font confiance à la vie, se lancent bouche ouverte, guidés par l’instinct. Et c’est alors que s’ouvre, vite, le filet qui les entoure et dont les mailles délimitent le périmètre du banc, avant de les envelopper.

Puis la lumière s’interrompt, on pourrait croire que les bouches réussiront à l’atteindre. Jusqu’au moment où les poissons se retrouvent poussés les uns contre les autres, où chacun agite sa nageoire pour se frayer un chemin. Et c’est comme si la mer se changeait en une flaque. Ils rebondisse­nt tous, en s’éloignant ils se cognent pour la plupart contre une chose qui n’est pas molle comme le sable, mais pas dure comme la roche non plus. On pense pouvoir la pénétrer, mais il n’y a pas moyen d’y parvenir. Ils s’agitent, de haut en bas et de bas en haut, de droite à gauche et de gauche à droite, puis de moins en moins. De moins en moins.

Et la lumière s’éteint. On recueille les poissons, d’un coup la mer monte, comme si les fonds se soulevaien­t vers le ciel. Ce sont juste les filets qu’on tire. Privées d’air, les bouches se referment en petits cercles désespérés, et les branchies qui meurent sont comme des blessures ouvertes. La course vers la lumière est terminée.

Mange-merde

« Qu’est-ce que t’as à me regarder ?

— C’est bon, je te calcule pas.

— Alors pourquoi tu me mates ?

— Oh, mon frère, tu te trompes de bonhomme, j’en ai rien à foutre, moi ! »

Renatino était avec les autres, ils l’avaient repéré depuis longtemps dans cette forêt de corps, et quand il l’a compris ils étaient déjà quatre sur lui. Le regard est un territoire, une patrie. Regarder quelqu’un, c’est comme entrer chez lui par effraction. Fixer quelqu’un dans les yeux, c’est l’envahir. Ne pas les détourner, c’est affirmer son pouvoir.

Ils étaient installés au centre de la petite place enserrée dans un golfe d’immeubles, avec une seule voie d’accès, un seul café au coin et un unique palmier qui suffisait à lui donner une touche exotique. Cet arbre planté dans quelques mètres carrés de terre modifiait la vision qu’on avait des façades, des fenêtres et des portails, comme si le vent l’avait déposé sur la Piazza Bellini.

Aucun d’eux n’avait plus de seize ans. En s’approchant, chacun respirait l’haleine de l’autre. Le duel s’annonçait. Les yeux dans les yeux, prêt à fracasser le nez de l’autre d’un coup de tête. Mais Briato est alors intervenu, il s’est placé entre eux, un mur qui dessinait une frontière. « Tu veux toujours pas fermer ta gueule ? Tu continues ! Putain, même pas tu baisses les yeux… »

En effet, Renatino ne baissait pas les yeux de honte, mais s’il avait pu faire un geste de soumission, il se serait volontiers exécuté. Baisser la tête et même s’agenouille­r. Il était seul contre plusieurs adversaire­s, et quand il faut vattere quelqu’un, le code de l’honneur ne compte pas. En napolitain, vattere ne signifie pas simplement frapper. Comme souvent avec la langue de la chair, c’est un verbe dont le sens déborde. Frapper, c’est ce que fait un policier, un enseignant. En revanche, vattere, c’est le geste de la mère, du père ou du grand-père, de la petite amie qui vous a surpris à lorgner une autre fille avec trop d’insistance.

Vattere, on le fait avec toute la force qu’on a, mû par un profond ressentime­nt et sans respecter aucune règle. Surtout, on le fait avec une sorte de proximité ambiguë, car il s’agit toujours de quelqu’un qu’on connaît. Les autres, on les cogne, on les frappe. On le fait avec ceux qui nous sont proches, physiqueme­nt, culturelle­ment ou affectivem­ent, ceux qui font partie de notre vie. Ceux qui ne sont rien pour nous, on les frappe et c’est tout.

Le regard est un territoire, une patrie. Regarder quelqu’un, c’est comme entrer chez lui par effraction

« Tu likes les photos de Letizia, tu fous tes commentair­es partout et tu me mates sur la place ? » l’a accusé Nicolas. Tandis qu’il parlait, les aiguilles noires qu’il avait à la place des yeux transperça­ient Renatino tel un insecte.

« Je te mate pas. Et si Letizia met ses photos en ligne, ça veut dire que je peux les liker et foutre des commentair­es.

— Et donc, d’après toi, je devrais pas te vattere ? — Eh, Nicolas, tu me casses les couilles. » Nicolas s’est mis à le bousculer et à le secouer : les pieds de Renatino trébuchaie­nt dans ceux qui l’encerclaie­nt, son corps rebondissa­it sur les types qui faisaient mur devant Nicolas comme sur les bandes d’une table de billard. Briato l’a poussé vers Drago, qui l’a pris par un bras et jeté contre Tucano. Celui-ci a fait mine de lui mettre un coup de boule, puis il l’a renvoyé vers Nicolas. Qui avait une meilleure idée. « Eh, qu’est-ce que vous foutez ? Eh ! »

Sa voix sonnait comme celle d’un animal, ou plutôt celle d’un chiot effrayé. Il répétait sans cesse le même son, « Eh ! », telle une supplique.

Un son sec. Un « Eh » guttural, un cri de singe désespéré. Appeler au secours était un signe de lâcheté, mais il espérait que ce simple son passerait pour une prière, sans avoir à subir l’humiliatio­n de devoir en dire plus.

Personne n’a bougé, les filles se sont éloignées comme si elles ne pouvaient ou ne voulaient pas assister au spectacle qui allait commencer. Pour la plupart, les autres ont fait mine de ne pas être là, mais c’était un public attentif, prêt à jurer, si on l’interrogea­it, d’avoir gardé les yeux collés à l’écran de son iPhone et de n’avoir rien remarqué.

Nicolas a jeté un coup d’oeil sur la place puis, d’une violente bourrade, il a fait tomber Renatino, qui a tenté de se relever. Un pied contre sa poitrine, Nicolas l’a de nouveau écrasé au sol. Ils étaient quatre, debout autour de lui.

Briato a entrepris de lui immobilise­r les jambes en le prenant par les chevilles. Parfois il en laissait échapper une, telle une aiguille suspendue en l’air, mais il parvenait toujours à esquiver les coups de pied que Renatino essayait de lui donner. Puis il lui a lié les jambes avec un cadenas, de ceux qui servent à attacher les vélos.

« C’est bien serré », a-t-il commenté après l’avoir fermé.

Tucano a passé à Renatino des menottes en métal recouverte­s de fausse fourrure rouge qu’il avait dû trouver dans un sex-shop, et il lui flanquait des coups de pied dans les reins pour le calmer, pendant que Drago lui tenait la tête avec une apparente délicatess­e, comme les infirmiers qui vous passent une minerve après un accident.

Nicolas a baissé son pantalon et, le dos tourné, il s’est accroupi au-dessus de Renatino. D’un geste rapide, il lui a pris les mains attachées pour les immobilise­r et s’est mis à lui chier au visage.

« Qu’est-ce que tu en penses, Drago ? D’après toi, un merdeux, ça mange de la merde ?

— Je crois, ouais.

— C’est bon, ça vient. Bon appétit. » Renatino se démenait et hurlait, mais quand il a vu apparaître cette forme marron, il s’est arrêté d’un coup et a tout fermé. Il a serré les lèvres, froncé le nez et contracté le visage, le figeant dans l’espoir qu’il forme un masque. Drago lui tenait fermement la tête et ne l’a relâchée qu’une fois le premier étron sur son visage, car il ne voulait surtout pas se salir. La tête s’est remise à bouger de droite à gauche et de gauche à droite, comme prise de folie, pour faire tomber la merde posée entre le nez et la lèvre supérieure. Une fois qu’il y est parvenu, il a recommencé à lancer des « Eh » désespérés.

« La suite arrive, les gars. Tenez-le bien.

— Putain, Nico, c’est bon, il a assez mangé… » Avec les mêmes gestes d’infirmier, Drago lui a de nouveau tenu la tête.

« Fils de pute ! Eh ! Eh ! Fils de p... »

Il criait, impuissant, et s’est tu dès qu’il a vu apparaître un nouvel étron sorti de l’anus de Nicolas. Un oeil noir et poilu qui, en deux spasmes, a brisé le serpent d’excréments en deux morceaux arrondis. « Eh, Nico, t’as failli faire sur moi !

— Dis, Drago, t’en veux aussi, du tiramisu à la merde ? »

Cette fois, l’étron s’est posé sur les yeux de Renatino, qui a senti les mains de Drago le lâcher, puis s’est remis à agiter la tête frénétique­ment, avant d’être saisi d’un haut-le-coeur et de vomir. Nicolas a alors attrapé un pan du tee-shirt de sa victime et s’est essuyé avec soin et sans aucune hâte.

Enfin, ils l’ont abandonné là.

Forcella est une histoire de nouveaux départs. De villes nouvelles qui poussent sur des villes anciennes et de villes nouvelles qui vieillisse­nt. De villes bruyantes et grouillant­es

« Renati, tu devrais remercier ma mère. Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle me prépare de bonnes choses à manger. Si je mangeais les trucs que la tienne cuisine, t’aurais eu droit à une vraie douche. »

Éclats de rire. Des rires qui brûlaient tout l’oxygène dans leur bouche et les étranglaie­nt. Comme le braiment de Lumignon dans Pinocchio. Le plus banal des rires exagérés. Des rires vaguement faux et complaisan­ts, de gamins arrogants et vulgaires. Ils ont retiré la chaîne qui entourait les jambes de Renatino, ainsi que les menottes. « Tu peux les garder, c’est cadeau. »

Renatino s’est assis et a serré entre ses mains les menottes recouverte­s de peluche. Les autres se sont éloignés, puis ils ont quitté la place en parlant fort et en fonçant sur leurs scooters. Des coléoptère­s géants, se mettant à accélérer sans raison, puis freinant pour éviter de se percuter. Un instant plus tard, ils avaient disparu. Seul Nicolas a gardé ses aiguilles noires pointées sur Renatino jusqu’au bout. Le déplacemen­t d’air ébouriffai­t ses cheveux blonds qu’il raserait tôt ou tard, c’était décidé. Puis le scooter à l’arrière duquel il était monté l’a emporté loin de la place, et ils ne furent plus que des silhouette­s noires.

Nuovo Maharaja

Forcella, c’est de la matière à cours d’histoire. De la matière vivante. De la chair.

Le sens de ce nom est là, dans le pli des ruelles qui le sillonnent tel un visage battu par les vents. Forcella. La fourche. Deux branches. On sait d’où on vient mais pas où on arrive, ni même si on y arrive. Une route symbole. De mort et de résurrecti­on. Qui vous accueille avec un immense portrait de San Gennaro peint sur un mur, vous observant de la façade d’une maison tandis que vous entrez. Ses yeux qui comprennen­t tout vous rappellent qu’il n’est jamais trop tard pour se relever après la chute et que, comme la lave, on peut arrêter la destructio­n.

Forcella est une histoire de nouveaux départs. De villes nouvelles qui poussent sur des villes anciennes et de villes nouvelles qui vieillisse­nt. De villes bruyantes et grouillant­es, faites de tuf et de piperno, la pierre noire lavique. Des pierres dont sont faits les murs, qui pavent chaque rue et changent tout, y compris les personnes qui ont toujours travaillé cette matière. Qui l’ont cultivée, même. Car on dit que le piperno se cultive, tels des pieds de vigne à entretenir. Des pierres qui s’épuisent, car cultiver la pierre, c’est l’user. À Forcella, les pierres aussi sont vivantes, les pierres aussi respirent.

À Forcella, les immeubles sont collés les uns aux autres et les balcons s’embrassent pour de bon. Avec passion. Même lorsqu’une rue passe au milieu. Et si ce ne sont pas les fils à linge qui les relient, ce sont les voix qui se serrent la main, qui s’appellent pour se dire que ce qui passe plus bas n’est pas de l’asphalte, mais un fleuve franchi par des ponts invisibles.

À Forcella, chaque fois que Nicolas passait devant le Cippo, le bûcher, il ressentait la même joie. Deux ans plus tôt, il s’en souvenait (mais ça lui semblait des siècles), ils avaient volé le sapin de Noël dans la Galleria Umberto, puis l’avaient apporté ici, tout droit, avec ses boules lumineuses qui ne l’étaient plus vraiment, puisqu’il n’y avait pas d’électricit­é pour les alimenter. C’est comme ça qu’il s’était fait remarquer par Letizia, qui sortait de chez elle l’avant-veille de Noël et, en tournant le coin de la rue, avait vu surgir la pointe du sapin, comme dans les contes où on sème le soir et, le lendemain, quand le soleil se lève, hop, l’arbre a poussé jusqu’au ciel. Ce jour-là, elle l’avait embrassé.

Le sapin, il était allé le chercher la nuit, avec toute sa bande. Ils étaient sortis de chez eux dès que leurs parents s’étaient couchés, et à dix heures, suant sang et eau, ils l’avaient chargé sur les épaules de gamins, en essayant de ne pas faire de bruit et en jurant à voix basse. Puis ils l’avaient attaché aux scooters : Nicolas, Briato, Jveuxdire et Dentino devant, les autres derrière pour supporter le tronc soulevé. Une grosse averse venait de tomber, ils avaient du mal à traverser les grandes flaques à scooter, et les égouts vomissaien­t de véritables rivières. Ils avaient des scooters, mais pas encore l’âge de les conduire. Ils prétendaie­nt être des pilotes-nés et savaient s’en servir avec plus d’habileté que les grands. Cette nuit-là, chargés du sapin, ils se sont arrêtés plusieurs fois pour resserrer les cordes, mais ils ont fini par arriver à destinatio­n. De retour dans le quartier, ils ont redressé le sapin puis l’ont transporté entre les immeubles, au milieu des gens. Là où il devait être. L’après-midi, les « faucons », des policiers en civil, étaient venus le reprendre. Mais à ce stade, c’était égal : ils l’avaient fait.

Le sourire aux lèvres, Nicolas a laissé derrière lui le Cippo, et s’est garé en bas de chez Letizia. Il voulait l’emmener dans un café. Mais elle avait vu les posts sur Facebook : les photos de Renatino couvert de merde et les tweets de ses amis qui dénonçaien­t cette humiliatio­n. Letizia le connaissai­t et savait que le garçon s’intéressai­t à elle. Sa seule faute avait été de liker ses photos après qu’elle avait accepté qu’ils soient amis sur Facebook : un crime impardonna­ble aux yeux de Nicolas.

 ??  ?? LE LIVRE Piranhas (La Paranza dei Bambini) par Roberto Saviano, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, 368 p., 22 €. Copyright Gallimard. En librairie le 4 octobre.
LE LIVRE Piranhas (La Paranza dei Bambini) par Roberto Saviano, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, 368 p., 22 €. Copyright Gallimard. En librairie le 4 octobre.

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