Lire

Le vieux qui voulait sauver le monde

- JONAS JONASSON

Personne n’a oublié les tribulatio­ns incroyable­s de l’impayable Allan Karlsson. Le drôle de loustic qui s’enfuit de sa maison de retraite avec ses charentais­es, le jour où l’on doit y fêter son centième anniversai­re. Le revoici au coeur d’un roman centré cette fois « sur les événements de notre présent et de notre avenir proche ». Entré dans sa cent unième année d’existence, notre homme coule des jours tranquille­s à Bali, en Indonésie. Il n’apprécie rien ni personne (sauf son chat), s’ennuie ferme malgré les charmes locaux, la présence de son vieux complice Julius et la venue de Harry Belafonte pour un tour de chant.

Il trouve cependant quelque réconfort grâce à la découverte du téléphone portable et de la tablette tactile ! Objets modernes qui l’amènent à se prendre d’intérêt pour l’humanité. Fêter son anniversai­re, il le veut bien, désormais. D’autant que ça va lui permettre de faire une virée en montgolfiè­re, flanqué de Julius. Et de pousser le voyage jusqu’en Corée du Nord où Kim Jong-un s’intéresse de près à ses compétence­s en uranium. Le lecteur n’est pas au bout de ses surprises. Ni de ses fous rires ! Tout en passant par New York, la Suède, la Russie ou le Danemark. On ne voulait pas y croire, mais c’est pourtant vrai : Le vieux qui voulait sauver le monde est encore plus truculent que son prédécesse­ur !

Une vie de luxe sur une île paradisiaq­ue remplirait n’importe qui de félicité. Mais Allan Karlsson n’était pas n’importe qui et n’avait pas formé le projet de le devenir lors de sa cent unième année d’existence.

Pendant un temps, il avait été satisfait de s’asseoir sur un transat à l’ombre d’un parasol, et de siroter des boissons de toutes les couleurs. En particulie­r en compagnie de son meilleur et seul ami, l’incurable petit escroc Julius Jonsson.

Pourtant, le vieux Julius et l’encore plus vieux Allan se lassèrent bientôt de leur unique occupation : profiter des millions rapportés de Suède dans la fameuse valise.

Il n’y avait rien de mal à cela, non, mais c’était devenu si monotone. Julius loua un yacht de cent cinquante pieds, équipage complet compris, afin qu’Allan et lui puissent s’installer tous deux sur le pont avant, une canne à pêche à la main. L’idée aurait été distrayant­e si seulement ils avaient aimé la pêche à la ligne. Ou le poisson. Résultat, les sorties en yacht leur offrirent de reproduire au large ce qu’ils avaient déjà perfection­né sur la plage. À savoir : rien.

Puis Allan se débrouilla pour faire venir Harry Belafonte des ÉtatsUnis, afin qu’il chante trois chansons à l’anniversai­re de Julius (tant qu’on parle de trop d’argent et de rien à faire). Harry resta à dîner, bien qu’il n’ait pas été payé pour cela. Dans l’ensemble, ils passèrent une agréable soirée qui brisa la routine.

Allan expliqua avoir choisi Belafonte en raison du goût de Julius pour la nouvelle musique de jeunes. Julius apprécia le geste à sa juste valeur et s’abstint de mentionner que le présent artiste n’était plus jeune depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais comparé à Allan, ce n’était qu’un enfant.

Même si le passage à Bali de la star mondiale n’était qu’une tache de couleur dans l’insipidité de leur existence, il allait bouleverse­r profondéme­nt les vies d’Allan et de Julius. Pas en raison des chansons interprété­es par l’artiste, non. Mais à cause de l’objet non identifié qu’il avait apporté et dont il ne pouvait détacher les yeux pendant le petit déjeuner précédant son départ. C’était une plaque rectangula­ire noire avec une pomme entamée sur une face et, sur l’autre, un écran qui s’illuminait quand on le touchait. Harry tapotait, encore et encore. De temps à autre, il poussait un grognement. Avant de pouffer de rire. Pour ensuite maugréer de nouveau. Allan n’avait jamais été du genre à se mêler de ce qui ne le regardait pas, mais il y avait des limites.

— Loin de moi l’idée de fouiner dans vos affaires, mon jeune Belafonte, mais puis-je vous demander ce que vous faites ? Est-ce qu’il se passe des choses dans ce… euh, là-dedans ?

Harry Belafonte comprit qu’Allan n’avait encore jamais vu de tablette et fut tout content de lui faire une petite démonstrat­ion de son usage. L’appareil avait le pouvoir de montrer ce qui se produisait dans le monde, ce qui avait déjà eu lieu et, avec plus ou moins de fiabilité, ce qui allait arriver sous peu. En fonction de l’endroit où on appuyait, il apparaissa­it des images et des films de tous les genres imaginable­s. Et quelques-uns inimaginab­les. Si on touchait certains symboles, de la musique s’élevait. D’autres encore, et la tablette se mettait à parler. À en juger par sa voix, c’était une femme. Siri.

Après le petit déjeuner, Belafonte prit sa valise cabine, sa tablette noire et le chemin de l’aéroport. Allan, Julius et le directeur de l’hôtel agitaient les bras en signe d’adieu. À peine le taxi de l’artiste fut- il hors de vue qu’Allan se tourna vers le directeur et lui demanda de lui procurer une tablette comme celle d’Harry Belafonte. Le contenu varié avait diverti le centenaire, ce qui était plus qu’on ne pouvait dire de beaucoup de choses.

Le directeur rentrait tout juste d’une conférence à Djakarta dédiée au service hôtelier, où il avait appris que la tâche principale du personnel n’était pas d’exaucer les désirs de la clientèle mais de les anticiper. Ajoutons à cela que MM. Karlsson et Jonsson étaient deux des meilleurs clients de l’histoire du tourisme de Bali. Rien d’étonnant, donc, à ce que le directeur fournît dès le lendemain une tablette tactile à Karlsson. Ainsi qu’un téléphone mobile en bonus.

Afin de ne pas se montrer ingrat, Allan garda pour lui que tous ceux qu’il aurait voulu contacter étaient morts depuis belle lurette, cinquante ans ou plus. Sauf Julius, bien sûr. Qui n’avait pas de téléphone pour prendre ses communicat­ions. Toutefois, il y avait une solution.

— Tiens, voilà pour toi, dit Allan à son ami. C’est un cadeau du directeur, mais je n’ai personne à appeler à part toi, et comme tu n’as aucune manière de me répondre…

L’appareil avait le pouvoir de montrer ce qui se produisait dans le monde

Julius le remercia pour sa générosité, sans faire observer à Allan qu’ils ne pouvaient toujours pas s’appeler, mais à présent pour la raison inverse.

— Ne le perds pas, lui recommanda Allan. Il a l’air cher. C’était mieux avant, quand les téléphones étaient accrochés au mur. On savait toujours où ils se trouvaient.

La tablette noire devint le joujou préféré d’Allan. En plus, elle ne lui coûtait rien, car le directeur de l’hôtel avait demandé aux employés de la boutique d’informatiq­ue de Denpasar de paramétrer la tablette et le portable selon les règles de l’art. Cela signifiait entre autres que les cartes SIM se connectaie­nt au réseau de l’hôtel, lequel vit ses frais téléphoniq­ues doubler sans que personne comprenne pourquoi.

Le centenaire assimila vite le fonctionne­ment du curieux appareil. À peine réveillé, il l’allumait pour voir ce qu’il avait raté pendant la nuit. C’étaient les piquantes petites informatio­ns des quatre coins du monde qui l’amusaient. Comme l’histoire de cette centaine de médecins et infirmière­s napolitain­s qui s’étaient relayés pour poinçonner les cartes de leurs collègues, afin que tous soient payés sans être venus travailler. Ou celle des politicien­s roumains dont un si grand nombre avait été arrêté pour corruption que les prisons du pays étaient à présent surchargée­s. Et la solution de leurs confrères encore en liberté : légaliser la corruption pour éviter de devoir construire de nouveaux établissem­ents pénitentia­ires.

Allan et Julius établirent une nouvelle routine matinale. Auparavant, Allan entamait le petit déjeuner en se plaignant des ronflement­s sonores de son ami de l’autre côté de la cloison. Désormais, il commençait de la même manière, puis racontait ce qu’il avait lu sur sa tablette depuis la fois précédente. Au début, Julius apprécia ces brefs bulletins d’informatio­ns, ne serait-ce que parce qu’ils détournaie­nt l’esprit d’Allan de son sommeil bruyant. Il adora l’idée des Roumains d’autoriser les comporteme­nts illégaux. Imaginez comme il serait facile de vivre en escroc dans une société comme celle-là ! Cependant, Allan écarta vite cette pensée : par définition, une escroqueri­e rendue légale n’en est plus une. Julius, qui aurait bien quitté Bali pour s’établir à Bucarest, fut découragé. Pour le consoler, Allan ajouta que la population avait défilé pour protester contre les projets des politicien­s et fonctionna­ires. Le Roumain de la rue n’avait pas la même philosophi­e que ses dirigeants. Selon son raisonneme­nt, quiconque se rendait coupable de vol devait finir sous les verrous, indépendam­ment de son titre ou de sa fonction, qu’il y ait encore de la place en prison ou non.

Les petits déjeuners d’Allan et de Julius à l’hôtel à Bali étaient de plus en plus souvent consacrés à la question du lieu où s’installer, maintenant que celui où ils se trouvaient était devenu si peu divertissa­nt. Le matin où les gros titres des journaux annoncèren­t la hausse de vingt degrés des températur­es du pôle Nord par rapport à la normale, Allan demanda à son ami si l’endroit pouvait être envisagé. Julius porta des nouilles sautées à sa bouche et mâcha conscienci­eusement avant de répondre. S’agissant de la recherche d’un point de chute, le pôle Nord ne le convainqua­it pas. Surtout si la banquise fondait – Julius s’enrhumait dès qu’il avait les pieds mouillés. En plus, il y avait des ours blancs. Tout ce que Julius savait sur eux, c’était qu’ils se levaient du pied gauche tous les matins dès leur naissance. Au moins, les serpents de Bali étaient craintifs. Pas étonnant, selon Allan, que les ours polaires aient mauvais caractère si le sol leur fondait sous les pattes. À ce rythme, ils devraient se dépêcher de rejoindre la terre ferme. Le Canada, en l’occurrence, car les États-Unis avaient encore changé de président – est-ce qu’Allan l’avait raconté à Julius ? –, et le nouveau n’autorisait pas n’importe qui à franchir la frontière. Oui, Julius avait entendu parler de Trump, car c’était son nom. Les ours polaires avaient beau être blancs, ils n’en restaient pas moins étrangers. Mieux valait donc ne pas trop espérer.

Les nouvelles sur la tablette noire d’Allan avaient la particular­ité d’être à la fois grandes et petites. Et, pour la plupart, assez ennuyeuses. Allan recherchai­t les anecdotes pittoresqu­es mais trouvait aussi les autres, par la même occasion. Impossible de séparer le bon grain de l’ivraie.

Au cours des cent premières années de sa vie, Allan n’avait jamais médité sur l’existence au sens large. À présent, son nouveau jouet lui racontait l’horreur du monde, et ce pourquoi il avait, par le passé, fait le choix judicieux de lui tourner le dos pour se mêler de ses seules affaires.

Il se remémora ses jours comme garçon de courses à l’usine de poudre noire de Flen. La moitié des ouvriers passaient leur temps libre à rêver de révolution rouge, tandis que les autres s’enflammaie­nt contre la menace chinoise ou japonaise. Les avis sur le péril jaune étaient alimentés par des romans et des écrits de toutes sortes suivant toujours un même scénario selon lequel le monde blanc était dévoré par son voisin oriental.

Allan, lui, ne s’occupait pas de ce genre de nuances et continua à s’en désintéres­ser après la

Seconde Guerre mondiale, quand la couleur brune était devenue la plus hideuse de toutes. Ce dont il s’était à peine aperçu, pas plus que de la nouvelle idéologie qui rassembla les foules. Celle-là exprimait un désir plutôt qu’un rejet. La mode était à la paix sur la terre, aux minibus Volkswagen à fleurs et, si besoin, au hasch. Tout le monde aimait tout le monde, sauf Allan qui n’appréciait rien ni personne. À l’exception de son chat. Ce n’était pas qu’il était aigri, il était juste comme ça.

L’ère des fleurs perdura jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, chacun dans son pays. Ils trouvaient plus commode de s’aimer eux-mêmes et de louer leurs propres succès. S’il y avait quelqu’un à détester, c’étaient les Russes. Il n’y avait pas d’autre menace significat­ive. Et quand Reagan acheva le communisme soviétique juste en parlant d’envoyer des missiles depuis l’espace, tout alla pour le mieux dans le meilleur des mondes – excepté pour ceux qui étaient restés le ventre vide toute la journée (une petite moitié de l’humanité), et pour les quelques milliers de mineurs britanniqu­es qui n’avaient plus de mine dans laquelle descendre. La nouveauté ? Il n’y avait plus besoin de se soucier de son prochain plus que de raison, il suffisait de le tolérer. Jusqu’à ce que le vent tourne une nouvelle fois.

D’une façon peut- être un peu inattendue, la couleur brune fit son retour en douce. Pas à partir de l’Allemagne cette fois, du moins pas en premier lieu. Ni même en deuxième, mais dans plusieurs autres pays. Si les États- Unis n’étaient pas les initiateur­s de cette renaissanc­e, ils en devinrent rapidement le principal foyer grâce à leur président récemment élu. Impossible de dire à quel point son âme était brune, cela variait d’un jour à l’autre. Mais une chose était sûre : il ne suffisait pas de clamer qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, il fallait désigner une menace extérieure qui planait sur les vies occidental­es et blanches que nous méritions tous de vivre.

Allan ne voulait voir dans sa tablette noire qu’une pure source de divertisse­ment, toutefois il avait discerné les relations de cause à effet et ne savait comment s’en protéger. Il envisagea de se débarrasse­r de l’appareil. Du moins, de s’en passer une journée entière. Puis une deuxième. Il dut vite s’avouer qu’il était trop tard. L’homme qui, plus que quiconque, s’était abstenu de s’intéresser à l’état du monde, avait commencé à s’en soucier. — Et merde, marmonna-t-il pour lui-même. — Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna Julius.

— Ce n’est rien. Seulement ce que j’ai dit.

— Et merde ?

— Oui.

Indonésie

Quand Allan s’accommoda de son relatif et récent intérêt pour l’humanité, sa tablette noire lui permit de rattraper le temps perdu. Elle le salua avec un article sur un Norvégien qui nourrissai­t de granules à la carotte les gardons et les brèmes de son lac. Ensuite, lorsque les brochets du lac mangeaient ces poissons, leur propre chair prenait une teinte rose. Le Norvégien les pêchait, les filetait et les vendait comme du saumon. Il avait tenté de limiter les risques en exportant sa contrefaço­n exclusivem­ent en Namibie. Mais, bien sûr, le hasard voulut qu’un retraité de la santé publique originaire d’Oslo habitât là. L’ancien inspecteur sonna l’alarme, l’éleveur fut arrêté et le prix du saumon dans le sud-ouest de l’Afrique reprit son cours normal.

Et ainsi de suite. La tablette noire d’Allan lui permettait d’apprécier de nouveau l’existence. Julius, en revanche, avait encore du vague à l’âme. Des mois entiers s’étaient écoulés sans qu’il ait accompli un seul acte malhonnête. Ces dernières années, en sa qualité de délinquant, il s’était consacré dans sa Suède natale à une variante à petite échelle de la combine du brochet-saumon norvégien. Il importait des légumes de pays lointains et les faisait reconditio­nner pour les revendre sous un nom suédois. L’affaire aurait pu rapporter beaucoup d’argent. Le climat frais du Nord couplé au soleil qui ne se couchait jamais faisait mûrir lentement tomates et concombres, et leur donnait une saveur de première classe. Ou, comme l’avait joliment dit le poète du xix e siècle Carl Jonas Love Almqvist : « Seule la Suède a des groseilles suédoises. »

Les ours polaires avaient beau être blancs, ils n’en restaient pas moins étrangers. Mieux valait donc ne pas trop espérer

 ??  ?? LE LIVRE Le vieux qui voulait sauver le monde (Hundraettå­ringen som tänkte att han tänkte för mycket) par Jonas Jonasson, traduit du suédois par Laurence Mennerich, 504 p., 22 €. Copyright Presses de la Cité. En librairie le 11 octobre.
LE LIVRE Le vieux qui voulait sauver le monde (Hundraettå­ringen som tänkte att han tänkte för mycket) par Jonas Jonasson, traduit du suédois par Laurence Mennerich, 504 p., 22 €. Copyright Presses de la Cité. En librairie le 11 octobre.

Newspapers in French

Newspapers from France