La Boîte de Pandore
Dans un futur proche, on pourra faire ses études au lycée Johnny-Hallyday. C’est dans cet établissement qu’officie René Toledano, un discret professeur d’histoire. En se rendant à la péniche-théâtre La boîte de Pandore, l’enseignant n’imaginait pas devenir le cobaye de l’hypnotiseuse Opale Etchegoyen. Alors qu’il est sur scène, René se trouve plongé en pleine Première Guerre mondiale, dans la peau d’un certain Hippolyte, avant d’être réveillé. À la sortie, il se fait agresser par un skinhead qu’il va assassiner, en se défendant. Délire ou réalité ? Il peut compter sur sa collègue Élodie pour surmonter ses troubles. Et si René s’était en fait retrouvé face à l’une de ses vies antérieures ? Celles-ci pourraient-elles
remonter jusqu’à l’Atlantide et influer sur le futur ? Ces hypothèses troublent ce grand rationnel qui considère que ce que l’on connaît du passé « n’est qu’une caricature de propagande répandue par les historiens ». À moins qu’il ne s’agisse d’un faux souvenir implanté…Thriller évoquant entre autres le cours du temps, l’altérité, la mémoire et le syndrome post-traumatique, La Boîte de Pandore compte parmi les meilleurs livres de Bernard Werber de ces dernières années. Si les ficelles sont parfois grosses, les considérations historiques, psychologiques ou mythologiques se mêlent toutefois assez bien aux règles du divertissement. À vous, maintenant, de consigner sur les dernières pages du roman vos « souvenirs de vies antérieures ». Prêts pour l’expérience ?
Acte I Hypnos 1
— Vous n’êtes pas seulement ce que vous croyez être. Alors je vous pose la question : saurez-vous vous rappeler qui vous êtes vraiment ?
L’hypnotiseuse Opale se prépare à enchaîner avec son tour final, le clou du spectacle. Elle scrute de ses grands yeux verts rehaussés de khôl noir l’assistance, à la recherche d’un volontaire.
— Qui parmi vous souhaite découvrir les mémoires enfouies au fond de son propre esprit ?
Personne ne réagit, tous baissent le regard. Elle relève une mèche de ses longs cheveux roux ondulés qui lui tombe sur les yeux.
— Personne ? Dans ce cas je vais désigner l’un d’entre vous au hasard. Lequel vais-je choisir ?
Pourvu que cela ne tombe pas sur moi.
Elle darde un index parfaitement manucuré en direction de la salle, le faisant passer sur chacun des spectateurs qu’elle examine les uns après les autres, avant de s’arrêter sur l’un d’entre eux.
— Vous !
Zut. Pas de chance.
— Oui, vous, monsieur. Pouvez-vous venir avec moi s’il vous plaît ?
L’homme se lève en laissant échapper un soupir. Il s’avance et monte sur scène, un sourire crispé sur le visage. Face à son peu d’enthousiasme, Opale demande à la salle de l’encourager.
Pourquoi c’est toujours sur moi que cela tombe ? La salle de la péniche- théâtre La boîte de Pandore contient à peu près trois cents personnes. Elles applaudissent avec d’autant plus d’énergie qu’elles sont soulagées de ne pas avoir été ellesmêmes choisies.
Sur scène, l’hypnotiseuse et son cobaye s’observent. Elle, sculpturale, vêtue d’une robe noire au large décolleté dans lequel plonge un pendentif en forme de dauphin en lapis-lazuli. Lui, cheveux bruns, yeux noisette, lunettes fines en métal doré, vêtu d’un polo, d’un jean et de chaussures à semelle de crêpe épaisse.
— Merci pour votre spontanéité, l’accueille-t-elle non sans ironie. Comment vous appelez-vous et quel âge avez-vous ?
— René Toledano. 32 ans, répond-il avec une mauvaise volonté évidente.
— Que faites-vous dans la vie ?
— Je suis professeur d’histoire au lycée Johnny-Hallyday.
— Pourquoi êtes-vous ici, monsieur Toledano ? — Avec ma collègue Élodie (il désigne une dame blonde aux cheveux courts qui salue timidement au troisième rang), nous avons un rituel : tous les dimanches soir nous assistons à un spectacle avant d’aller dîner dans une pizzeria.
— Ah ! Donc demain c’est la rentrée des classes pour vous deux. Beaucoup de stress en perspective pour parvenir à gérer nos chères têtes blondes, n’est-ce pas ?
Quelques rires retentissent dans la salle. — Absolument. Élodie et moi voulions profiter de cette dernière soirée de vacances pour nous détendre avant le tourbillon de l’année scolaire. — Et pourquoi avez-vous choisi mon spectacle ? — J’aime la magie et Élodie l’hypnose. Dimanche dernier elle m’a accompagné voir un prestidigitateur, c’était mon tour de lui faire plaisir.
— Juste un échange de bons procédés, donc ? — Je dois dire que le titre du spectacle, « Hypnose et mémoires oubliées », m’a intrigué.
Avec un sourire, la femme aux longs cheveux roux l’invite à s’asseoir sur le fauteuil de velours rouge au centre de la scène, surmonté d’une immense photo représentant un oeil vert assez similaire au sien. Elle reprend :
— Laissez-moi vous poser une question, monsieur Toledano. Pour vous, l’expression « mémoire oubliée », qu’est-ce que cela évoque ?
Intéressé par la question, René rebondit, plus détendu :
— En tant que professeur d’histoire, j’ai l’impression que le monde devient amnésique. Du coup on répète les erreurs du passé puisqu’on a oublié leurs conséquences.
Encouragé par une rumeur d’approbation venue de plusieurs personnes dans la salle, René poursuit :
— Et comme, à notre époque, tout va plus vite, j’ai l’impression que tout est oublié aussi de plus en plus rapidement.
L’hypnotiseuse reprend la parole.
— Ça c’est la « mémoire collective », mais quel est votre rapport à votre… « mémoire individuelle » ?
J’ai l’impression qu’elle attend quelque chose de moi. Qu’est-ce qu’elle cherche à me faire dire ?
Sur scène, l’hypnotiseuse et son cobaye s’observent. Elle, sculpturale, vêtue d’une robe noire au large décolleté
— Plutôt satisfaisant, je peux me rappeler d’infimes détails de l’histoire de France. Mais depuis peu j’ai des trous de mémoire qui m’inquiètent. Par exemple il m’arrive de plus en plus souvent d’oublier où j’ai rangé mes clefs, où j’ai garé ma voiture. La semaine dernière, j’ai oublié mon code de carte bleue. Pour être tout à fait sincère, j’ai peur de terminer comme mon père qui souffre de la maladie d’Alzheimer.
— Pour un professeur d’histoire, perdre la mémoire ce serait un comble, n’est-ce pas ?
Au lieu de répondre, René jette un regard dans la salle en direction de sa collègue.
Je suis sûr qu’Élodie aussi se demande pourquoi on perd du temps avec ces questions très personnelles au lieu de commencer le numéro.
Il a l’impression que cette salle aux hublots donnant sur le fleuve est une prison dont il doit s’échapper et que sa geôlière, la belle hypnotiseuse, n’en a pas fini avec lui. Elle tourne autour de son fauteuil comme un serpent encercle sa proie.
— Là je ne vous parle pas de mémoire à court terme, ni de mémoire à long terme, monsieur Toledano, mais de mémoire… « profonde ». Très profonde même. Ensemble, nous allons chercher à découvrir les sous-couches de votre mémoire qui sont cachées sous la surface de votre mémoire consciente. Êtes- vous prêt à découvrir cette mémoire profonde qui fait que vous êtes précisément ce que vous êtes ?
De quoi elle me parle ?
— « Mémoire profonde » ? Désolé. Je ne sais pas ce que cela veut dire.
— Vous allez pouvoir le découvrir si vous acceptez de tenter l’expérience. Je veux être parfaitement honnête et vous informer que c’est la première fois que je l’accomplis sur scène.
Quoi ? Je suis le premier ? Si ça se trouve elle maîtrise mal son numéro. Il faut que je réponde quelque chose, tout le monde me regarde, ils doivent me trouver ridicule. Bon, de toute façon c’est trop tard pour faire demi-tour.
Après une moue, il hoche la tête en signe d’approbation.
— Si vous êtes prêt, alors on y va.
Elle fait un signe au régisseur. La lumière se focalise sur René, la laissant dans une semi-pénombre.
— Fermez les yeux. Détendez-vous. Respirez amplement. Vous sentez une douce torpeur vous envahir et vous vous préparez à vivre une expérience très agréable et nouvelle.
« Détendez-vous », pile la phrase qui m’a toujours stressé. Ça commence bien…
— Maintenant, visualisez un escalier. Descendez les marches. Ça y est ? Vous êtes arrivé devant la porte de l’inconscient. La voyez-vous ?
Je ne vois strictement rien.
— René, vous m’entendez ? Vous êtes toujours avec nous ? Répondez à ma question. Voyez-vous cette porte ?
Pas besoin d’ouvrir les yeux pour savoir que tout le monde me regarde. Si je n’y mets pas un peu de bonne volonté, à tous les coups, Élodie va me dire que j’ai saboté le tour parce que je n’aime pas l’hypnose et que je n’apprécie que la magie classique. Bon, allez, je vais faire un effort. Elle m’a demandé quoi déjà ? Ah oui, l’escalier. Descendre les marches et voir quoi ? La « porte de l’inconscient », c’est ça.
L’hypnotiseuse reprend :
— Alors vous la voyez ?
Il me semble distinguer quelque chose. Oui, peutêtre. Ça doit être ça. Ça pourrait être ça.
— En effet. Je la vois.
C’est ça.
— Continuez à me parler. Dites-moi exactement ce que vous découvrez au fur et à mesure que cela apparaît devant vous. Nous vous écoutons. Alors elle ressemble à quoi cette porte de l’inconscient ?
— Elle est métallique, épaisse, blindée, avec de grosses charnières et une énorme serrure rouillée.
— Imaginez que je vous en donne la clef. Introduisez- la dans la serrure. Vous tournez la clef, le pêne se libère, vous baissez la poignée, vous poussez lentement la porte. Vous y arrivez ? — Non.
— Insistez.
Facile à dire, cette serrure est rouillée. Je ferais peut-être mieux d’ouvrir les yeux et de tout arrêter là. En même temps, je sens qu’elle ne va pas me laisser renoncer si facilement. Tant pis, il faut que je joue le jeu.
— Ça y est, elle est ouverte.
— Bravo, René ! Vous découvrez un couloir avec des portes numérotées. Vous les voyez ? Pouvezvous les décrire ?
Cela signifie que vous-même êtes actuellement devant la porte 112. C’est donc votre 112e vie ! Il va maintenant vous falloir choisir quelle vie vous désirez visiter.
— La moquette est épaisse et rouge, les portes sont blanches et il y a des numéros gravés en noir sur des plaques dorées.
— Quel est le numéro le plus proche de vous ?
C’est flou. Il faut que je fasse un peu de mise au point.
— Le 111.
— Cela signifie que vous-même êtes actuellement devant la porte 112. C’est donc votre 112e vie ! Bien. Il va maintenant vous falloir choisir quelle vie vous désirez visiter. Formulez clairement ce qui vous ferait plaisir.
— Eh bien… disons la vie où j’ai eu le comportement le plus… héroïque.
— Très bien. La porte correspondant à cette vie « héroïque » va s’éclairer d’une lumière rouge. Vous la voyez, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est la 109.
— Il y a trois vies de cela, donc. Une vie récente, une vie moderne. Allez-y. Ouvrez-la.
Je ne suis pas complètement rassuré.
— Allez-y, René. N’ayez pas peur. Je suis là. Nous sommes tous là, nous ne vous laisserons pas tomber.
Bon, de toute façon, au point où j’en suis, autant continuer jusqu’au bout.
— Ça y est.
— Décrivez-moi en détail ce que vous voyez, ce que vous entendez, ce que vous ressentez derrière la porte 109, René.
Ses yeux bougent sous ses paupières, René frémit, son visage marque une intense surprise. Après un temps, enfin, il articule :
— Je vois mes…
2
— … mains.
Il poursuit son exploration, relatant au public ce qu’il découvre au fur et à mesure.
L’esprit de René distingue des bras dans le prolongement du corps dans lequel il se trouve. Ses doigts sont couverts de cicatrices et ses ongles sont abîmés. Ses mains, qui dépassent d’un uniforme bleu horizon, paraissent appartenir à un jeune homme. Il est dehors, la nuit. Il allume le briquet tempête qu’il trouve dans sa poche et examine sa montre qui indique 5 h 35.
Il distingue d’autres hommes autour de lui. Ils portent tous le même uniforme bleu horizon. Son savoir d’historien l’identifie sans peine comme celui des militaires français de la Première Guerre mondiale. Leur respiration constelle l’air glacé de nuages de vapeur opaques. Ils sont réunis dans une tranchée, étayée de planches, à plus de deux mètres sous la surface du sol. Une odeur de pourriture et de chair brûlée les environne. René sent que son corps a très froid.
Qu’est-ce que je fiche là ?
Un sous-officier en képi et galon annonce qu’il va faire l’appel. Une série de noms et de prénoms s’égrène.
Quand René entend « caporal Hippolyte Pélissier », il se surprend à répondre :
— Présent !
René déduit que Hippolyte Pélissier est son « ancien nom » dans cette « ancienne vie ».
Le sous- officier passe les hommes en revue. Arrivé devant Hippolyte Pélissier, il examine sa plaque et dit :
— Dites donc, caporal, je connais vos états de service, mais cela ne vous dispense pas de prendre soin de votre apparence. Vous vous devez d’être impeccable. Certes on tue, mais que cela ne nous empêche pas de le faire avec élégance. Allez vous recoiffer avant que la hiérarchie n’arrive.
— À vos ordres, sergent.
Hippolyte fonce dans le coin toilette, se met face à la plaque miroir, se coiffe rapidement en faisant tenir sa mèche avec un peu de salive. Le René Toledano actuel peut à ce moment-là voir le visage qu’il avait dans son ancienne vie d’Hippolyte Pélissier.
C’est moi, ça ?
Il doit avoir 20 ans tout au plus. Les pointes de sa fine moustache brune remontent, couvertes de cire. Il a des yeux gris, des cheveux noirs, des lèvres fines, une fossette au menton. Se regarder dans le miroir semble l’apaiser. Il se passe encore un peu de salive dans les cheveux. La voix tonitruante du sergent l’arrache à sa contemplation.
— Qu’est- ce que vous faites, caporal ? Vous croyez vraiment que c’est le moment de jouer les Narcisse ? Rejoignez votre poste, c’est l’heure de l’inspection.
Hippolyte Pélissier revient dans le rang et s’aligne avec les autres militaires. Le sergent demande à tous de vérifier le bon fonctionnement de leur fusil et de leur pistolet. Ils s’exécutent. Enfin on annonce l’arrivée du général. L’homme couvert de galons et de médailles est entouré d’officiers haut gradés. Il monte sur une caisse et harangue la foule des soldats présents.
— Bonjour messieurs. Je suis le général Nivelle. Tous sont impressionnés car ils ont évidemment entendu parler de leur célèbre chef.
— Aujourd’hui, 16 avril 1917, sur ce terrain proche de la ville de Laon, nous avons décidé de lancer une offensive afin de briser la ligne de résistance du front allemand. Cette ligne, c’est le chemin des Dames.