21 Leçons pour le xxie siècle
Question de focale. Yuval Noah Harari s’était fait connaître de la planète en remontant dans le temps avec Sapiens. Une brève histoire de l’humanité. Son best-seller suivant délaissait l’histoire pour la prospective : Homo deus. Une brève histoire du futur. Armé d’un zoom, l’historien israélien scrute désormais le temps présent avec ses 21 leçons pour le XXIe siècle, autant d’invitations à la réflexion sur le monde en mutation.
Harari est un libéral sceptique, voire pessimiste. La formule de Churchill – « la démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres » – pourrait être sienne. Il en redoute la fragilité. Ne devait-elle pas s’imposer au monde après la défaite du fascisme, puis du
communisme, avec, dans ses fourgons, les droits de l’homme et le marché ? C’eût été la « fin de l’Histoire » annoncée par le politiste Francis Fukuyama. Las, non seulement ce tiercé n’est pas gagnant, mais les extrémismes se portent bien, tandis que la technologie assombrit l’horizon, créant à terme une « élite cognitive » – détentrice de la maîtrise de l’intelligence artificielle – méprisant une large « classe inutile » de nouveaux oisifs. Pour conjurer ce cauchemar, Harari égrène en pédagogue averti les défis de l’humanité et s’aventure à esquisser quelques solutions. Sans jamais se départir des digressions métaphysiques – « l’homme est-il capable de donner un sens au monde qu’il a créé ? » – qui font toute la saveur de l’exercice.
1. Désillusion La fin de l’histoire a été reportée
Les êtres humains pensent en récits, plutôt qu’en faits, en chiffres ou en équations. Plus le récit est simple, mieux ça vaut. Chacun, chaque groupe, chaque nation a ses histoires et ses mythes. Au cours du xxe siècle, les élites mondiales de New York, Londres, Berlin et Moscou ont élaboré trois grands récits qui prétendaient expliquer la totalité du passé et prédire l’avenir du monde : le récit fasciste, le récit communiste et le récit libéral. La Seconde Guerre mondiale a éliminé le récit fasciste ; de la fin des années 1940 à la fin des années 1980, le monde est devenu un champ de bataille opposant seulement deux récits : le communisme et le libéralisme. Le récit communiste s’est effondré, le récit libéral restant le guide dominant du passé humain et l’indispensable manuel de l’avenir du monde. Du moins était-ce le sentiment de l’élite mondiale.
Le récit libéral célèbre la valeur et la force de la liberté. Depuis des millénaires, à l’en croire, l’humanité vivait sous des régimes oppressifs qui accordaient au peuple peu de droits politiques, d’opportunités économiques ou de libertés personnelles, et qui restreignaient fortement la circulation des personnes, des idées et des biens. Mais le peuple s’est battu pour sa liberté. Pas à pas, celle-ci a gagné du terrain. Les régimes démocratiques ont remplacé les dictatures brutales. La libre entreprise a triomphé des restrictions économiques. Les hommes ont appris à penser par eux-mêmes et à écouter leur coeur, plutôt que d’obéir aveuglément à des prêtres fanatiques et à des traditions rigides. Grands-routes, ponts robustes et aéroports animés ont remplacé murs, douves et barbelés.
Tout n’est pas pour le mieux dans le monde, le récit libéral l’admet ; subsistent encore maints obstacles à surmonter. Des tyrans dominent encore une bonne partie de la planète. Même dans les pays les plus libéraux, beaucoup de citoyens souffrent de la pauvreté, de la violence et de l’oppression. Mais au moins savons-nous ce qu’il faut faire pour résoudre ces problèmes : donner aux gens plus de liberté. Nous devons protéger les droits de l’homme, accorder à tout le monde le droit de vote, libérer les marchés, permettre aux hommes, aux idées et aux biens de circuler dans le monde aussi librement que possible. Suivant cette panacée libérale – acceptée, moyennant de légères variantes, par George W. Bush comme par Barack Obama –, nous assurerons la paix et la prospérité pour tous si seulement nous continuons de libéraliser et de mondialiser nos systèmes politiques et économiques.
Les pays qui rejoignent cette irrésistible marche du progrès en seront bientôt récompensés par la paix et la prospérité. Ceux qui essaient de résister à l’inéluctable en subiront les conséquences, jusqu’au jour où eux aussi verront la lumière, ouvriront leurs frontières et libéraliseront leurs sociétés, leur régime politique et leurs marchés. Cela peut prendre du temps, mais même la Corée du Nord, l’Irak et le Salvador finiront par ressembler au Danemark ou à l’Iowa.
Dans les années 1990 et 2000, ce récit est devenu un mantra planétaire. Du Brésil à l’Inde, maints gouvernements ont adopté les recettes libérales dans un effort pour rejoindre la marche inexorable de l’histoire. Ceux qui n’en ont rien fait faisaient figure de fossiles d’une ère révolue. En 1997, le président américain Bill Clinton eut l’aplomb d’en faire le reproche aux autorités chinoises : leur refus de libéraliser leur régime politique les situait « du mauvais côté de l’histoire ».
Depuis la crise financière mondiale de 2008, les habitants du monde entier sont de plus en plus revenus de leurs illusions au sujet du récit libéral. La vogue est de nouveau aux murs et aux pare-feu. La résistance à l’immigration et aux accords commerciaux s’amplifie. Des gouvernements soi-disant démocratiques sapent l’indépendance de la justice, restreignent la liberté de la presse et assimilent toute forme d’opposition à une trahison. Dans des pays tels que la Russie et la Turquie, des hommes forts expérimentent de nouveaux types de démocratie illibérale, voire de dictatures. Aujourd’hui, peu auraient assez d’assurance pour déclarer le Parti communiste chinois du mauvais côté de l’histoire.
L’année 2016, celle du Brexit en Grande-Bretagne et de l’élection de Donald Trump aux États-Unis, marque le moment où cette immense vague de désillusion a atteint le noyau dur des États libéraux d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. Alors que, voici quelques années, Américains et Européens essayaient encore de libéraliser l’Irak et la Libye par la force des armes, beaucoup de gens, au Kentucky et dans le Yorkshire, jugent désormais la vision
Incapable de revenir à la réalité, l’esprit jette son dévolu sur des scénarioscatastrophes
libérale indésirable ou inaccessible. D’aucuns se sont découvert un goût pour le vieux monde hiérarchique et ne veulent tout simplement pas renoncer aux privilèges de leur race, de leur nation ou de leur sexe. D’autres ont conclu, à tort ou à raison, que la libéralisation et la mondialisation sont un immense racket qui profite à une minuscule élite aux dépens des masses.
En 1938, les hommes avaient le choix entre trois grands récits ; en 1968, il n’y en avait plus que deux ; en 1998, il semblait qu’un seul dût l’emporter ; en 2018, il n’y en a plus. Que les élites libérales, qui dominaient une bonne partie du monde dans les dernières décennies, soient dans un état de choc et de confusion n’est pas étonnant. Rien n’est plus rassurant que de disposer d’un récit. Tout est parfaitement clair. S’en retrouver soudain dépourvu est terrifiant. Plus rien n’a de sens. Un peu comme l’élite soviétique des années 1980, les libéraux ont du mal à comprendre comment l’histoire a dévié de son cours tracé d’avance et n’ont pas d’autre prisme pour interpréter la réalité. Leur désorientation les pousse à penser en termes apocalyptiques, comme si l’histoire nous précipitait forcément vers l’Armageddon puisqu’elle n’a pas la fin heureuse envisagée. Incapable de revenir à la réalité, l’esprit jette son dévolu sur des scénarios-catastrophes. Tel un homme imaginant qu’une terrible migraine est le signe d’une tumeur du cerveau en phase terminale, beaucoup de libéraux craignent que le Brexit et l’ascension de Donald Trump ne présagent la fin de la civilisation. DE L’ÉRADICATION DES MOUSTIQUES À L’ÉLIMINATION DES PENSÉES
L’accélération du rythme de disruption technologique exacerbe le sentiment de désorientation et de catastrophe imminente. Le système politique libéral a été façonné au cours de l’ère industrielle pour gérer un monde de machines à vapeur, de raffineries de pétrole et de postes de télévision. Il a du mal à faire face aux révolutions en cours de la technologie de l’information et de la biotechnologie.
Hommes politiques et électeurs sont à peine capables de comprendre les nouvelles technologies, à plus forte raison d’en réglementer le potentiel explosif. Depuis les années 1990, l’Internet a probablement changé le monde plus qu’aucun autre facteur ; or, ce sont des ingénieurs, plutôt que des partis politiques, qui ont conduit cette révolution. Avez-vous jamais voté sur Internet ? Le système démocratique s’efforce encore de comprendre ce qui l’a frappé, et il n’est guère équipé pour affronter les chocs à venir, comme l’essor de l’IA et la révolution de la blockchain (ou chaîne de blocs).
Les ordinateurs ont d’ores et déjà rendu le système financier si compliqué que peu d’êtres humains peuvent l’appréhender. Avec les progrès de l’IA, nous pourrions bientôt atteindre le point où aucun homme ne comprendra plus la finance. Quel en sera l’effet sur le processus politique ? Imagine-t-on un gouvernement attendant humblement qu’un algorithme approuve son budget ou sa nouvelle réforme fiscale ? Dans le même temps, les réseaux de blockchain pair à pair et les crypto-monnaies comme le bitcoin pourraient bien refondre entièrement le système monétaire au point de rendre inévitables des réformes fiscales radicales. Par exemple, il pourrait devenir impossible ou vain de taxer les dollars si la plupart des transactions n’impliquent plus d’échange évident de devise nationale, voire de monnaie tout court. Les gouvernements pourraient alors se trouver dans la nécessité d’inventer des taxes entièrement nouvelles : peut-être une taxe sur l’information (qui sera à la fois l’actif économique le plus important et l’unique objet de nombreuses transactions). Le système politique parviendra-t-il à résoudre la crise avant d’être à court d’argent ?
Qui plus est, les révolutions jumelles de l’infotech et de la biotech pourraient restructurer non seulement les économies et les sociétés, mais aussi nos corps mêmes et nos esprits. Par le passé, nous autres, les hommes, avons appris à dominer le monde extérieur, mais avions fort peu de prise sur notre monde intérieur. Nous savions construire un barrage et endiguer un fleuve, mais pas empêcher le corps de vieillir. Nous savions mettre au point un système
Les révolutions jumelles de l’infotech et de la biotech pourraient restructurer non seulement les économies et les sociétés, mais aussi nos corps mêmes et nos esprits
d’irrigation, mais n’avions aucune idée de la façon de concevoir un cerveau. Si les moustiques bourdonnaient à nos oreilles et troublaient notre sommeil, nous savions les tuer ; mais qu’une pensée bourdonne dans notre esprit et nous tienne éveillé toute la nuit, impossible de la tuer !
Les révolutions de la biotech et de l’infotech vont nous permettre de dominer le monde en nous, mais aussi de remanier ou de fabriquer la vie. Nous apprendrons à concevoir des cerveaux, à prolonger la vie et à tuer les pensées à notre guise. Personne ne sait avec quelles conséquences. Les humains ont toujours excellé à inventer des outils, beaucoup moins à en faire un usage avisé. Il est plus facile de manipuler un fleuve en construisant un barrage qu’il ne l’est de prédire toutes les conséquences complexes que cela aura pour le système écologique plus large. De même sera-t-il plus facile de rediriger le flux de nos esprits que d’en deviner l’impact sur notre psychologie personnelle ou nos systèmes sociaux.
Par le passé, nous avons acquis le pouvoir de manipuler le monde autour de nous et de refaçonner la planète entière. Faute de saisir la complexité de l’écologie globale, cependant, les changements opérés sans le vouloir ont perturbé tout le système au point que nous sommes aujourd’hui confrontés à un effondrement écologique. Dans le siècle qui vient, biotech et infotech vont nous donner le pouvoir de manipuler le monde en nous et de nous refaçonner. Toutefois, faute de comprendre la complexité de nos esprits, les changements que nous accomplirons pourraient bien perturber notre système mental au point qu’il risque lui aussi de se disloquer.
Les révolutions de la biotech et de l’infotech sont l’oeuvre d’ingénieurs, d’entrepreneurs et d’hommes de science qui n’ont guère conscience des implications politiques de leurs décisions, et qui ne représentent assurément personne. Les parlements et les partis peuvent-ils prendre les choses en main ? Pour l’heure, il ne le semble pas. La disruption technologique ne figure même pas en tête de l’ordre du jour des politiques. Ainsi en 2016 aux États-Unis, dans la course présidentielle, la seule allusion à la technologie perturbatrice a été la débâcle des e-mails d’Hillary Clinton, et malgré tout le discours autour des pertes d’emplois aucun des candidats n’a évoqué l’impact potentiel de l’automation. Donald Trump a averti les électeurs que les Mexicains et les Chinois allaient leur prendre leur travail et qu’il fallait donc construire un mur à la frontière mexicaine. Il ne les a jamais avertis que les algorithmes leur prendraient leur travail, pas plus qu’il n’a suggéré de construire un pare-feu à la frontière avec la Californie.
Ce pourrait être une des raisons (mais pas la seule) pour lesquelles même les électeurs au coeur de l’Occident libéral perdent la foi dans le récit libéral et le processus démocratique. Si les gens ordinaires ne comprennent ni l’intelligence artificielle ni la biotechnologie, ils peuvent pressentir que l’avenir les laissera sur la touche. En 1938, la condition de l’homme ordinaire en URSS, en Allemagne ou aux États-Unis était sans doute sinistre, mais on ne cessait de lui répéter qu’il était la chose la plus importante du monde, et qu’il était l’avenir (sous réserve, bien entendu, qu’il fût un « homme ordinaire » plutôt qu’un Juif ou un Africain). Il regardait les affiches de propagande – représentant typiquement des mineurs, des sidérurgistes ou des ménagères dans des poses héroïques – et s’y reconnaissait : « Je suis sur cette affiche ! Je suis le héros du futur ! »
En 2018, l’homme ordinaire a de plus en plus le sentiment de ne compter pour rien. Les conférences TED [ Technology, entertainment and design, organisées par la fondation américaine Sapling, pour diffuser les « idées qui en valent la peine »], les thinktanks gouvernementaux et les conférences sur la hi-tech se gargarisent de mots mystérieux – mondialisation, chaîne de blocs, génie génétique, intelligence artificielle, machine learning ou apprentissage automatique – et les gens ordinaires peuvent bien subodorer qu’aucun de ces mots ne les concerne. Le récit libéral était celui des hommes ordinaires. Comment peut-il garder la moindre pertinence dans le monde des cyborgs et des algorithmes de réseau ?
Au xx e siècle, les masses se sont révoltées contre l’exploitation et ont cherché à traduire leur rôle économique vital en pouvoir politique. Aujourd’hui, les masses redoutent de ne compter pour rien, et ont hâte d’utiliser ce qu’il leur reste de pouvoir politique avant qu’il ne soit trop tard. Le Brexit et l’ascension de Trump pourraient ainsi mettre en évidence une trajectoire opposée à celle des révolutions socialistes traditionnelles. Les révolutions russe, chinoise et cubaine ont été l’oeuvre de personnes qui avaient une importance vitale pour l’économie, mais qui manquaient de pouvoir politique ; en 2016, Trump et le Brexit ont reçu l’appui de quantité de gens qui avaient encore du pouvoir politique mais qui redoutaient de perdre leur valeur économique. Peut-être les révoltes populistes du xxi e siècle ne viseront-elles pas une élite économique qui exploite le peuple, mais une élite qui n’a plus besoin de lui. Ce pourrait bien être une bataille perdue d’avance. Il est bien plus dur de lutter contre l’insignifiance que contre l’exploitation.