Par les livres et par les champs
Un sportif est un soldat. S’il ne gagne pas, l’État l’oublie
Méfiance ! Deux mètres dix n’est pas une hauteur d’étagère pour ranger les livres proscrits. C’est une hauteur de record de saut. Et c’est le titre du livre de Jean Hatzfeld. Il place très haut la barre romanesque de l’automne et redonne au sport sa valeur méprisée. Depuis que Jack London n’écrit plus sur la boxe ni Antoine Blondin sur les courses cyclistes, les écrivains oublient que le sport est le plus riche terrain d’expression des sentiments humains. Un stade est un champ de bataille. La compétition s’écrit comme une mythologie. Le dépassement de soi ressemble à une philosophie et les épreuves olympiques sont une continuation de la guerre par d’autres moyens.
Hatzfeld le sait : on apprend plus sur l’homme en le regardant se défier dans un stade qu’en glosant sur son destin.
Aux championnats d’Helsinki, dans les années 1980, il se passa quelque chose d’aussi crucial qu’un duel d’espions américanosoviétiques. Deux étoiles du saut en hauteur s’affrontent. Tatyana est soviétique, d’origine asiatique. Sue est Américaine, ultra sexy. Toutes deux pulvériseront le record à deux mètres dix et finiront par se partager le titre mondial. Au même moment, leurs deux compatriotes respectifs, Chabdan l’haltérophile kirghize et Randy, le Yankee anticommuniste, se défieront, soulevant des haltères qui font exploser les artères, trembler les cuisses et vaciller le public.
Trente ans plus tard, après la chute de l’URSS, tous se retrouvent dans les montagnes du Kirghizistan et s’aperçoivent qu’ils ont été des instruments politiques. Et les dindons d’une farce qui s’appelait la guerre froide. Les autorités transformaient les compétitions en grand jeu.
La rafle des médailles valait victoire stratégique. Les athlètes furent bourrés de dopants, sacrifiés. Chabdan, le Kirghize qui se servit de sa victoire pour critiquer le Soviet suprême et célébrer l’identité des nomades, sera déporté au goulag. Un sportif est un soldat. S’il ne gagne pas, l’État l’oublie, s’il se rebiffe, on l’élimine.
Jean Hatzfeld est un écrivain de grande forme, un conteur surentraîné. En littérature, le dopage, c’est le talent. Dans un style précis, sec, musclé et très renseigné, il dissèque la mécanique de l’effort du champion, décompose « la cinématique parfaite de ses mouvements », décrit les gestes destinés à un « cénacle d’esthètes » . Il distille des réflexions sur la métaphysique du dépassement, laquelle pousse l’athlète dans des retranchements magiques, « chamaniques ». Il tisse une éthique de ce sport à qui l’athlète doit « livrer tout son être » pour le triomphe de l’État et sa propre gloriole.
De l’entraînement à la victoire, les disciplines de haut niveau exigent l’ascèse, l’abandon de toute espérance. Pour la rafle d’un moment de gloire. Pour la grandeur des nations oublieuses. Sportifs ! une fois atteints les objectifs, vous pourrez crever dans vos steppes, infectés par les stéroïdes. Il vous faudra alors attendre qu’un Hatzfeld bâtisse votre tombeau, tendrement, respectueusement, ému par vos souffrances et fasciné par le mariage de la violence et de la grâce.
Deux mètres dix est un carrefour d’histoires profondes, complexes. Les destins surgissent de loin, s’emmêlent, sur le stade. Chacun raconte l’histoire d’une hystérie politique. Puis les héros se retrouvent sous le ciel pur. Ils se sont crus dieux du stade. Ils n’étaient que les pions des broyeuses politiques. À la fin, ils l’emportent. Car l’État n’est qu’un monstre. Alors qu’eux ont un coeur. Même s’ils l’ont fait battre trop vite.