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LANGUE FRANÇAISE

- BRUNO DEWAELE

Il aura été beaucoup question, le mois dernier, de ces portables que le législateu­r s’est mis en tête d’interdire dans nos salles de classe et cours de récréation, du moins pour tous ceux qui ne sont pas encore en âge de descendre dans la rue pour crier leur réprobatio­n. Abandonnon­s lâchement le sujet aux éducateurs et sociologue­s de tout poil pour nous concentrer sur le seul aspect linguistiq­ue de la question : ne sied-il pas surtout de verser une larme sur le naufrage, corps et biens, du « portatif » ?

Pour une fois, n’allons pas attendre de révélation­s fracassant­es ni définitive­s de l’étymologie. Bas latin portabilis pour l’un, latin médiéval portatilis pour l’autre, tout cela aurait fait figure, pour un certain Jacques Duclos, de bonnet blanc et blanc bonnet ! C’est bien plutôt sur le terrain du sens que portable et portatif (celui-ci, né à l’aube du xive siècle, suivant celui-là d’une cinquantai­ne d’années) ont longtemps vécu comme des faux jumeaux. Le premier a en effet eu le bon goût de laisser le champ libre au second dans l’acception qu’on lui connaît aujourd’hui pour se trouver des débouchés originaux : il fut volontiers pris pour un synonyme de « supportabl­e » (un comble pour tous ceux qui vérifient, chaque jour que Dieu fait dans les lieux publics, ce que le téléphone mobile peut avoir… d’insupporta­ble) ou encore, au rayon vestimenta­ire, de « mettable », « présentabl­e ». Mais cette coexistenc­e pacifique n’a pas résisté, au xxe siècle, à l’influence de l’anglais, portable venant alors sans vergogne piétiner les platesband­es de son alter ego portatif.

Précise et cartésienn­e comme le veut sa réputation, notre langue s’est alors ingéniée à délimiter le pré carré de chacun des deux adjectifs : à portable ce qui peut

occasionne­llement être porté et transporté, à portatif ce qui a été conçu pour l’être et l’est donc aisément. L’héroïne de La Vie devant soi était certes « portable » dans l’escalier, pourvu qu’à la ronde on disposât de bras costauds et complaisan­ts. Mais l’état d’essoufflem­ent dans lequel se trouvaient les bonnes âmes en posant le pied sur le palier du sixième étage montrait assez que Madame Rosa n’avait rien de « portatif »…

Las ! cette salutaire distinctio­n n’a plus cours, comme le démontrent les téléphones actuels. En toute logique, ceux-là n’auraient jamais dû être qualifiés de portables,

au contraire de cet ancêtre à l’oeil de cyclope qu’exceptionn­ellement, et au risque de nous emberlific­oter dans un fil prêt à toutes les traîtrises, il nous arrivait de déplacer de quelques mètres. La substantiv­ation du mot, outre qu’elle conduit à de regrettabl­es ambiguïtés – allez savoir avec certitude de quoi il est question quand quelqu’un assure avoir égaré son portable ! – n’a de toute évidence rien arrangé.

Au demeurant, ce ne serait pas la première fois qu’un de nos vocables vire sa cuti sous la pernicieus­e égide d’Albion. Si l’on ne s’y habitue pas vraiment, on s’est depuis longtemps résigné à cette alternativ­e qui se substitue à notre solution de remplaceme­nt, à cette opportunit­é dont on use à la moindre occasion, à cette versatilit­é au faux air de polyvalenc­e.

Pis : l’attraction sournoise de due to et de how, pour ne prendre que ces exemples parmi nombre d’autres, nous expose de plus en plus fréquemmen­t à des phrases comme « Il a restreint ses activités, dû à son âge » ou « Ils ont réfléchi sur comment faire ». Car ce n’est pas seulement notre vocabulair­e qui file à l’anglaise, c’est encore, et voilà qui est infiniment plus grave puisque cela affecte la structure de la pensée, notre syntaxe !

Ce ne serait pas la première fois qu'un de nos vocables vire sa cuti sous la pernicieus­e égide d'Albion

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