BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE
Tout à la fois témoignage du quotidien d’une jeune adolescente, chronique à valeur historique et oeuvre à portée littéraire, ce journal, aux multiples facettes et aux nombreuses versions, passionne autant qu’il émeut.
Le nom d’Anne Frank est devenu un mythe et un symbole, bien au- delà de ce que la jeune fille aurait pu imaginer. Son fameux Journal, traduit dans plus de soixante-dix langues, s’est vendu sous ses différentes versions à plus de trente millions d’exemplaires. De multiples adaptations théâtrales et cinématographiques ont popularisé la tragique destinée de cette famille juive qui vécut clandestinement avec quatre de leurs amis pendant plus de deux ans, cachés dans un immeuble de bureaux d’Amsterdam, avant d’être finalement arrêtés par les SS. Cette conjoncture confère une signification particulière au journal intime de cette jeune adolescente qu’on ne peut lire sans l’inscrire dans le contexte plus large de l’entreprise de déportation et d’extermination des Juifs d’Europe. Primo Levi a pointé ce paradoxe : « Anne Frank nous émeut plus que les innombrables victimes restées anonymes et peut-être doit-il en être ainsi. Si l’on devait et pouvait montrer de la compassion pour chacune
d’elles, la vie serait insoutenable. » Pour autant, le symbole risque d’éclipser l’oeuvre elle-même. On ignore souvent que le texte du Journal a une histoire très singulière qu’il faut connaître au moins dans ses grandes lignes pour comprendre pleinement sa portée et sa valeur, tant documentaire que littéraire. Relater la genèse de ce texte unique exige d’abord de revenir sur les circonstances de sa rédaction.
263 Prinsengracht
C’ est dans un immeuble donnant sur l’un des principaux canaux d’Amsterdam, au 263 Prinsengracht, que se trouvaient les locaux des deux sociétés qu’Otto Frank avait fondées dans les années 1930 : une filiale d’Opekta et Pectacon, pour laquelle il s’était associé à Hermann Van Pels, un Juif autrichien qui, comme Frank, avait fui les persécutions du régime nazi. On y faisait commerce de pectine et d’épices, les locaux servant aussi d’entrepôt. Ayant quitté Francfort-sur-le-Main, sa ville natale, en août 1933, Otto Frank s’était établi
aux Pays- Bas avec sa femme, Edith Holländer, et leurs deux filles, Margot Betti et Anne (Annelies Marie), nées respectivement le 16 février 1926 et le 12 juin 1929. Certains espéraient alors que, comme lors de la Grande Guerre, les Pays-Bas demeureraient en dehors du conflit qui s’annonçait. Avec l’invasion de la Hollande en mai 1940, le piège se refermait sur les Frank. L’aryanisation de l’économie contraint Otto à transférer la direction officielle de ses entreprises à des associés de confiance : Victor Kugler et Johannes Kleiman. Les mesures contre les Juifs se multiplièrent. On imposa le port de l’étoile jaune en mai 1942. Aussi Otto fit-il aménager un appartement secret sur deux étages dans les locaux secondaires de l’entreprise. Au début du mois de juillet 1942, Margot, âgée alors de 16 ans, reçut une convocation à se présenter pour aller « travailler en Allemagne » . Otto Frank avança d’une semaine la décision d’emménager dans l’appartement secret. Il laissa une lettre faisant croire que sa famille et lui avaient décidé d’émigrer
en Suisse. La famille Van Pels, dès le 13 juillet 1942, puis, en novembre 1942, le dentiste Fritz Pfeffer ( respectivement les Van Daan et Dussel dans le Journal) rejoignirent les Frank dans leur refuge. Celui- ci était situé dans l’achterhuis, littéralement « l’arrière maison » ( « l’annexe » dans les traductions du Journal), car elle ne donnait pas sur la rue par opposition à la voor huis. On y accédait par une porte pivotante maquillée en bibliothèque. Les occupants purent y demeurer pendant plus de deux ans grâce au soutien d’amis sûrs – les « protecteurs » – pour la plupart employés de la compagnie : Jan et Miep Gies, Bep Voskuijl, Victor Kugler, Johannes Kleiman, qui risquaient leur vie en les ravitaillant. Le 4 août 1944, peut- être à la suite d’une dénonciation, une escouade du Sicherheitdienst de la SS, composée de Bataves et commandée par un Autrichien dénommé Karl Silberbauer, arrêta les occupants de l’annexe ainsi que Kleiman et Kugler. Le soir même, Miep Gies et Bep Voskuijl récupérèrent dans le refuge mis à sac les écrits d’Anne. Sans les lire, Miep rangea le tout à l’abri dans un tiroir. En 1945, elle remit les manuscrits à Otto, rescapé d’Auschwitz, quand il fut certain qu’Anne ne reviendrait pas : elle était morte très probablement du typhus quelques jours après sa soeur dans le camp de Bergen-Belsen. Otto, seul survivant des huit, bouleversé par la lecture des écrits de sa fille, après mûre réflexion, décida de les publier.
Publier le journal
Quand, au printemps 1944, Anne commença à envisager de publier son journal, elle retint pour titre « Het Achterhuis » , « L’Annexe ». Aussi, après avoir mis en forme le journal intime de sa fille, Otto Frank l’intitula : Het Achterhuis. Dagboekbrieven van 14 Juni 1942 – 1 Augustus 1944 (L’Annexe, Journal par lettres du 14 juin 1942 au 1er août 1944). Imprimé à 3 000 exemplaires, il sortit le 25 juin 1947 à Amsterdam. La collection limitant le nombre de pages, Otto Frank dut couper certains passages. Comme il s’adressait aussi à un public de jeunes lecteurs, il retrancha ceux où il était question de sexualité et d’autres où Anne n’était pas très amène avec sa mère, le dentiste Pfeffer ou telle autre
personne de son entourage. Le livre ne rencontra d’abord qu’un succès relatif. Il fut même un temps refusé par les éditeurs américains : l’éditeur new-yorkais Knopf trouva « “très ennuyeux”, ce compte rendu monotone de disputes familiales habituelles, de petites agaceries et d’émotions adolescentes ». De plus, il replongeait les lecteurs dans une époque que beaucoup s’efforçaient d’oublier. Bien que délestée des passages trop critiques à l’égard des Allemands, la version outre-Rhin – Das Tagebuch der Anne Frank – n’attira pas un grand public. La traduction française, parue aussi en 1950, reçut en revanche un accueil favorable qui encouragea, en juin 1952, la publication à New York d’Anne Frank : The Diary of a Young Girl. Le succès fut immédiat, bientôt amplifié par les adaptations qu’en firent Frances Goodrich et Albert Hackett, triomphant au théâtre à Broadway en 1955, puis à l’écran, en 1959. Ces interprétations, comme c’est souvent le cas, ne reflétaient pas complètement l’esprit du journal d’Anne Frank, aussi fut- il pénible pour
Otto Frank de donner son accord. Par ailleurs, certains critiques, parfois malveillants, parfois intrigués par quelques incohérences ou apparentes impossibilités, commencèrent à mettre en cause l’authenticité du
Journal. En fait, on peut aujourd’hui, alors que les manuscrits laissés par la jeune adolescente ont été expertisés, authentifiés et édités, mieux comprendre comment Otto et ses aides néerlandophones avaient travaillé pour apprêter le journal intime de sa fille en vue de sa parution.
Les versions A et B
Il n’y avait pas une mais deux versions originales manuscrites à la base de l’édition de 1947. Anne Frank tint son journal du 12 juin 1942 au 1er août 1944. Elle avait en effet reçu en cadeau, pour ses 13 ans, en guise « d’album de poésie » un cahier à carreaux rouges et blancs. Le jour
même elle y notait : « Je vais pouvoir, j’espère, te confier toutes sortes de choses, comme je n’ai encore pu le faire à personne et j’espère que tu me seras d’un grand soutien 2. » Elle fixe à la date du 20 juin, le jour de « l’inauguration solennelle de [son] journal ». Dans les premières pages, elle évoque son anniversaire auquel elle avait convié ses camarades du Lycée juif. Ce cahier I ( « l’Album de poésie » ) fut tenu du 12 juin au 13 novembre 1942, Anne ayant laissé quelques pages blanches pour y insérer des compléments ou des commentaires. Les cahiers couvrant la période du 13 novembre 1942 au 22 décembre 1943 ayant été perdus, le deuxième cahier commence à la date du 22 décembre 1943 et finit le 17 avril 1944. Il comporte l’embryon de roman intitulé La Vie de Cady. Un dernier, enfin, tenu du 18 avril 1944 au 1er août, trois jours avant l’arrestation, complète l’ensemble appelé, par convention, « version A ». On y voit Anne gagner en maturité et en profondeur, quand bien même elle n’a pas encore d’ambition littéraire. La veille du 29 mars 1944, une circonstance change la donne : « Hier soir, le ministre Bolkenstein a dit sur Radio
ELLE AVAIT REÇU EN CADEAU, POUR SES 13 ANS, UN CAHIER À CARREAUX ROUGES ET BLANCS
Orange qu’à la fin de la guerre, on rassemblerait une collection de journaux et de lettres portant sur cette guerre. […] Pense comme ce serait intéressant, si je publiais un roman sur l’Annexe. […] Cela fera déjà sûrement un drôle d’effet aux gens si nous leur racontons comment nous, Juifs, nous avons vécu, nous nous sommes nourris et nous avons discuté ici. » (version A, p. 647) Son cher journal intime était devenu un objet littéraire en puissance, le matériau brut d’un texte destiné à la publication. La jeune fille passait de la notation de ses cogitationes privatae à une entreprise d’écrivain. De là, l’idée de réécrire le journal : à la version A, souvent plus naïve et moins réfléchie, s’ajoutait une nouvelle mouture. Anne commença la réécriture active le 20 mai 1944. Dans les semaines qui lui restaient avant l’arrestation, elle rédigea les 324 pages volantes retrouvées dans l’annexe : la version B. Cette réécriture est quasiment la seule source pour l’année 1943. Elle s’achève au 29 mars 1944. Ce n’était plus à strictement parler un journal au jour le jour, puisqu’Anne avait corrigé son texte initial, ajoutant des souvenirs qui lui étaient revenus ultérieurement et élaguant au contraire les passages qu’elle jugeait alors peu dignes d’être conservés. Anne choisit aussi la liste des pseudonymes que porteraient les habitants de l’annexe dans ce qui aurait pu être un roman, un récit ou un témoignage.
Les versions C et D
C’est donc à partir des versions A et B qu’Otto Frank établit, avec l’aide de néerlandophones, le texte publié en 1947 et appelé « version C ». « Son seul tort, si tort il y a, est de n’avoir pas clairement expliqué aux premiers lecteurs, en 1947, la situation où il se trouvait. Mais le pouvait-il sans briser l’effet du livre ? » À sa mort, en 1980, Otto légua les écrits de sa fille à l’Institut néerlandais pour la documentation de guerre. On établit, en 1986, une édition juxtalinéaire des trois versions intitulée Les Journaux d’Anne Frank. Mirjam Pressler en fit une quatrième, la version D, en gros la version C revue, corrigée et substantiellement augmentée. Elle remplaça celle parue en 1950. Ajoutons que parmi les papiers d’Anne, on comptait un petit registre, le Livre de caisse, contenant des récits d’invention et des anecdotes.
Comme Anne avait inclus certaines de ces histoires dans sa réécriture du Journal, Otto l’imita pour l’édition de 1947. On a aussi conservé un registre constituant Le Livre de citations où elle recopiait, sur une suggestion de son père affectueusement surnommé « Pim », les passages qui, dans ses lectures, avaient retenu son attention. La quasi-totalité de ces textes ont été traduits dans le volume Anne Frank. L’intégrale. Mais rien n’est jamais fini. En mai 2018, des chercheurs ont dévoilé, grâce à une technologie d’imagerie, deux pages du journal jusqu’ici recouvertes par du papier kraft. Anne Frank note sur celle datée du 28 septembre 1942 qu’elle va « utiliser cette page pour écrire des blagues salaces ». On a déchiffré quatre blagues licencieuses et trente-trois lignes sur l’éducation sexuelle et sur la prostitution : « Tous les hommes, s’ils sont normaux, vont avec des femmes, des femmes comme ça, les accostent dans la rue, et ensuite, ils partent ensemble. À Paris, ils ont de grandes maisons pour ça. Papa y est allé. » On comprend mieux la notation du Journal à l’entrée du 4 octobre 1942 : « Papa recommence à ronchonner et menace de me confisquer mon journal. Oh, frayeur insurmontable ! À partir de maintenant, je vais le cacher. » (version A, p. 577)
Du journal intime à la vocation littéraire
Quelles étaient les motivations d’Anne Frank ? En réécrivant son journal, elle remarque : « C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. Non seulement je n’ai jamais écrit, mais il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéressera aux confidences d’une écolière de treize ans. Mais à vrai dire, cela n’a pas d’importance, j’ai envie d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le coeur une bonne fois pour toutes à propos d’un tas de choses. […] Je n’ai pas l’intention de jamais faire lire à qui que ce soit ce cahier cartonné paré du titre pompeux de “Journal”. » ( version B, p. 704) Anne est pleinement consciente du danger qui pèse sur les clandestins de l’annexe : « J’ai très peur qu’on nous découvre et qu’on nous fusille, évidemment une perspective assez peu réjouissante. » (version D, p. 21) Écrire devient peu à peu une nécessité vitale :
« Ce que j’ai encore de meilleur, il me semble, c’est de pouvoir au moins noter ce que je pense et ce que j’éprouve, sinon j’étoufferais complètement » ,
révèle-t-elle le 16 mars 1944 (version A, p. 641). Le journal compenserait ainsi l’impossibilité de rencontrer d’autres personnes hormis les occupants de l’annexe et les « protecteurs ». Aussi, dès la première entrée de la version A, Anne s’adresse- t- elle à son journal comme à une personne réelle. S’il n’y a pas d’adresse explicite au début de la première version, le journal tend, à partir du 21 septembre 1942, à prendre la forme d’une correspondance imaginaire d’abord destinée alternativement à huit personnages de Joop ter Heul,
un cycle de romans pour adolescents de Cissy Van Marxveldt. Cette série, dans laquelle Anne voyait un modèle d’écriture, racontait les histoires d’un groupe d’amies depuis l’école jusqu’au moment où elles se marient et ont des enfants. « Cissy Van Marxveldt écrit super bien, je ferai certainement lire ses livres à mes enfants. » (version D, p. 55) Dans la réécriture du journal ( version B), cette profusion d’interlocuteurs fictifs est réduite à la seule Kitty. Comme nombre d’adolescentes de son âge, Anne avait besoin de s’inventer un confident « l’ami ou l’amie avec un grand “A” » (version D, p. 21),
« J’AI ENVIE D’ÉCRIRE ET BIEN PLUS ENCORE DE DIRE VRAIMENT CE QUE J’AI SUR LE COEUR »
un interlocuteur imaginaire à qui se livrer. De là, ce qu’elle identifie comme le primum movens de son journal : « Me voici arrivée à la constatation d’où est partie cette idée de journal ; je n’ai pas d’amie. » (version B, p. 704)
Naissance d’un écrivain
Le journal ne se contente pas de faire la chronique, parfois cocasse, parfois tragique, du huis clos dans l’annexe. Les chamailleries, les disputes, les stratégies pour supporter la promiscuité, scandent ce témoignage unique de la vie quotidienne de clandestins. Y sont aussi rapportées des informations sur l’actualité de la guerre, la déportation, les discussions qu’elles suscitent dans l’annexe comme les réflexions qu’elles provoquent chez Anne. Ainsi, à l’entrée du 9 octobre 1942, Anne évoque la manière dont des Juifs de Hollande avaient été traités pendant leur transfert au camp de transit de Westerbork : « S’il se passe déjà des choses aussi affreuses en Hollande, qu’est- ce qui les attend dans les régions lointaines et barbares où on les envoie ? Nous supposons que la plupart se font massacrer. La radio anglaise parle d’asphyxie par les gaz ; c’est peut-être la méthode d’élimination la plus rapide. » (version B, p. 722) Elle y relate aussi les évolutions de sa vie affective, les raisons qui lui font préférer « Pim » (Otto Frank) à sa mère, suivant en cela un schéma oedipien ordinaire, et le développement d’une amitié amoureuse envers Peter, le fils des Van Pels. Elle parle de ses aspirations, raconte ses rêves ou note les transformations de son corps et de sa personnalité. Elle y intègre aussi des réflexions parfois très crues sur la sexualité. Le tout, souvent à sauts et à
gambades. Mais le plus étonnant tient au fait qu’Anne est en train de se découvrir écrivain. C’est à l’entrée du 11 mai 1944, à sa « chère Kitty », qu’Anne fait part de sa vocation d’écrire : « Tu sais depuis longtemps que mon souhait le plus cher est de devenir un jour journaliste et plus tard un écrivain célèbre. […] Après la guerre, je veux en tout cas publier un livre intitulé L’Annexe, reste à savoir si j’y arriverai, mais mon journal pourra servir. » (version D, p. 222) Dans cette même lettre, elle résume l’argument général d’un roman en gestation, La Vie de Cady. Il était censé raconter l’histoire du personnage éponyme qui ne parvient pas à épouser celui qu’elle aime. Trois fragments ont été conservés, la rédaction de ce roman ayant un temps concurrencé la réécriture de son journal. Elle conclut son pitch ainsi : « Ce n’est pas une niaiserie sentimentale, car j’y ai inclus la vie de papa. » (version D, p. 223) Elle a même l’intuition de la prépondérance de son oeuvre sur sa propre vie : « J’en suis arrivée au point où cela m’est à peu près égal de mourir ou de rester en vie. Le monde continuera de tourner sans moi et, de toute façon, je ne peux rien contre les événements actuels. Je laisse les choses se faire, mais si je suis sauvée, si j’échappe à l’anéantissement, je trouverais vraiment affreux que mon journal et mes contes soient perdus. » (version A, p. 611) Anne supprima cette remarque dans sa réécriture. L’Histoire, implacable, a sacrifié Anne et sauvé son oeuvre.