L’ÉVÉNEMENT
À travers les deux tomes du Meurtre du Commandeur, Haruki Murakami livre un magistral roman sur les fondements de la création, aussi insaisissable que trépidant.
La maîtrise de Haruki Murakami ne diffère, au fond, pas tellement du nihonga. Pour tous ceux qui ne seraient pas experts de l’art nippon, il s’agit d’ « une technique de peinture pour la réalisation de laquelle on utilise de la colle, des pigments et des feuilles de différents métaux. Ensuite, on ne se sert pas des mêmes brosses que pour les peintures occidentales, mais de plusieurs sortes de pinceaux. […]
Bien entendu, c’est un héritage des techniques traditionnelles issues des temps anciens, mais dans de nombreuses peintures nihonga, on note cependant des procédés d’avant-garde. » Telle est la définition sommaire de ce courant, donnée par le narrateur des deux tomes du Meurtre du Commandeur – Une idée apparaît et La métaphore se déplace – qui, disons-le sans tarder, constituent l’une des oeuvres les plus passionnantes de l’écrivain japonais, capable une fois encore de se réinventer.
Au début, son héros est dans une mauvaise passe – crise de la trentaine avancée, ou de la quarantaine qui approche. Si, aux Beaux-Arts, il se sentait pousser des ailes avec ses grands tableaux abstraits, il dut se soumettre aux tracas du quotidien, changeant de registre et exécutant, bon an mal an, des portraits des
« piliers de la société » . Il trouva même, au passage, une patte propre qui lui valut une certaine réputation. « Je n’avais pas souhaité devenir ce type de peintre, pas plus que je n’avais souhaité devenir ce type d’homme. Simplement, j’avais été porté par le cours des choses et avant même d’en avoir pris conscience […] je m’étais marié, je devais réfléchir à assurer notre subsistance. » Avec son épouse Yuzu – comme l’agrume –, qui ressemble tant à sa soeur disparue trop tôt, ça ne va pas forcément très fort. Il a le sentiment de n’être qu’ « un partenaire taciturne, en position d’assistance vis-à-vis de l’autre ». C’est elle, toutefois, qui choisit de rompre, après
« un rêve tellement vivant et réaliste » – même s’il ne s’agit là que d’un événement parmi tant d’autres. Le mari malheureux entasse alors ses affaires dans sa Peugeot 205 rouge et erre à travers le Japon
pendant plusieurs semaines… Notre nouveau célibataire finit par s’installer dans une maison « au sommet d’une montagne aux environs d’Odawara », trouvée par l’intermédiaire de Masahiko Amada, un ancien camarade des Beaux-Arts, pas forcément très doué, qui s’est orienté vers le graphisme publicitaire.
UN ÉTRANGE TÉMOIN
Le propriétaire de la bâtisse n’est autre que le père de Masahiko, le grand artiste Tomohiko Amada – alors âgé de 92 ans –, connu aussi bien pour son oeuvre d’inspiration occidentale que pour ses tableaux nihonga. Au début, il peignait des « paysages réels », des « fleurs réelles », avant de se mettre à représenter des scènes de l’Antiquité. Il se rendit à Vienne de 1936 à 1939 – période on ne peut plus trouble – puis retourna au Japon. Il décida alors de ne plus peindre
« à l’occidentale », vécut reclus et changea radicalement d’école, de style pour se consacrer au nihonga, dont il cherchera à honorer et à renouveler les codes. Pourquoi ce retournement esthétique ?
Si le locataire des lieux refuse provisoirement de nouvelles commandes – faute d’inspiration ou de désir –, il accepte toutefois de donner quelques cours dans un centre culturel local, où il fait la connaissance de deux jeunes femmes, avec lesquelles il entretiendra une liaison… Entendant des bruits dans le grenier – la faute, peut-être, à un curieux hibou aux airs de félin –, l’artiste en pause découvrit un jour une toile abandonnée de Tomohiko Amada intitulée
Le Meurtre du Commandeur. Un tableau sanglant représentant un jeune homme et un vieillard qui
« se battent, avec à la main une lourde épée antique. Cela semble être un duel d’ordre personnel. Et il y a encore un homme, un étrange témoin du drame ». Ne s’agirait-il pas d’un hommage à une scène de
Don Giovanni de Mozart ? Toujours est-il que le narrateur mélomane pense que cette peinture «a quelque chose de spécial ». Au même moment, deux individus mystérieux surgissent dans son quotidien.
Au début, il peignait des « paysages réels », des « fleurs réelles »
Il y a tout d’abord un quinquagénaire raffiné, à la magnifique Jaguar, tenant sa fortune d’une origine incertaine : Menshiki ( littéralement, « épargné par les couleurs » ) , qui souhaite que l’on brosse son portrait (et qui est peut-être le père d’une jeune fille prénommée Marié – oui, avec un accent !). Mais peu après va surgir un quidam encore plus inattendu : « un être humain vivant, tout petit », d’une soixantaine de centimètres, en complet blanc traditionnel qui, allez savoir, ne serait autre que… le Commandeur échappé du tableau !
UNE IMPRESSIONNANTE MAÎTRISE
On en a sans doute déjà trop dit sur les presque mille pages de ces deux volumes, mais ça n’a, au fond, aucune importance. Certes, Le Meurtre du Commandeur arrive en France précédé d’un parfum de scandale. La justice de Hong Kong l’a jugé indécent, au vu de certaines scènes de sexe (un prétexte ?), et une partie de la droite nippone n’a guère apprécié son évocation de la guerre sino-japonaise (et en premier lieu le massacre de Nankin, où des centaines de milliers de Chinois furent exécutés par l’armée nippone). S’il prend en compte – comme toujours – l’Histoire et les mouvements du monde, Murakami n’a cependant pas signé une fresque au message politique appuyé, puisqu’il préfère s’attacher aux destins singuliers de ses personnages. De manière subtile et approfondie, son roman explore à tâtons les mécanismes de la création, influencés tour à tour par l’apprentissage, les techniques, la personnalité, les rencontres, l’imagination, les drames personnels ou les liens entre les arts, les peuples et les cultures. Et s’il est ici question de peinture, on peut évidemment y voir une mise en abyme de l’écriture, chère à l’auteur de
La Ballade de l’impossible, qui semble au summum de son art – et pas seulement pour sa capacité, inégalée, à décrire des voitures !
D’une impressionnante maîtrise de narration,
Le Meurtre du Commandeur possède en effet le sens du romanesque de 1Q84, la poésie de Kafka sur le rivage et la sensibilité du Passage de la nuit. À la manière du nihonga, Haruki Murakami revisite tous ses thèmes de prédilection (la disparition, la création, la solitude, la passion contrariée…) en réunissant des strates littéraires très variées, de la chronique familiale intimiste, à la réflexion théorique sur l’art et le réel, en passant par le feuilleton populaire et le roman onirique, qu’il associe admirablement. On perd ici tous ses repères, pour mieux avoir envie d’en savoir plus, à chaque rebondissement – une position de lecture que l’on pourrait fort justement résumer grâce au titre du premier chapitre de La métaphore se déplace :
« J’aime les choses que je vois. Et autant celles que je ne vois pas. » De quoi nous rappeler qu’un roman, comme un tableau, dépasse son support à travers les émotions qu’il nous procure.
Le roman de Murakami explore à tâtons les mécanismes de la création