« Les tirailleurs sénégalais n’ont pas été assez remerciés »
Avec Frère d’âme, David Diop rend hommage aux combattants africains morts dans les tranchées. Et signe un magnifique roman sur la sauvagerie humaine, salué par le Goncourt des lycéens. Entretien.
D’où vous est venue l’idée, l’envie, d’écrire Frère d’âme ?
• David Diop. De la lecture de lettres de poilus publiées par l’historien Jean-Pierre Guéno. Elles sont poignantes et témoignent souvent d’une cruelle intimité avec la guerre chez des jeunes gens qui vont mourir dans les heures ou les jours qui suivent leur écriture. Quand leurs familles les reçoivent, ces jeunes gens sont déjà morts, alors qu’ils espéraient survivre. Je me suis demandé alors s’il existait des lettres écrites par des tirailleurs sénégalais. Les historiens affirment que les rares courriers des tirailleurs sont de nature administrative. J’ai pensé que, dans les effets des tirailleurs rassemblés au Mali et dont parle Ahmadou Hampâté Ba dans Amkoullel, l’enfant peul, je pourrais en trouver. Le recours à la fiction, l’écriture, non pas d’une lettre, mais d’une introspection, m’a semblé un bon moyen pour retrouver cette intensité du récit de guerre. Cette introspection est celle d’un tirailleur sénégalais, un paysan, jeté avec son ami, son plus que frère, dans l’enfer d’une « guerre usinière », comme l’écrit Blaise Cendrars. Ce roman est- il une façon de rendre hommage aux tirailleurs sénégalais et aux anciens combattants africains ?
• D.D. Oui, d’une certaine façon. Les uns sont partis à la guerre de leur propre gré pour sauver la « mère patrie ». Les autres ont été enrôlés contre leur volonté. Ce sont de jeunes gens qui ont fait preuve d’un grand courage et qui, généralement, n’ont pas été assez remerciés pour les sacrifices qu’ils ont consentis. Il faut se souvenir du contexte de la venue de ces tirailleurs sénégalais en France, où le principe humaniste de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, selon lequel tous les hommes naissent libres et égaux en droit, est contredit par le fonctionnement même d’un empire colonial inégalitaire par nature. Vous utilisez le mot dëmm – « dévoreur d’âmes » en wolof – dans votre livre. Pourquoi cette dimension de sorcellerie dans votre récit ?
• D.D. Ce mot est relatif à un contexte culturel différent de celui des Français. Le dëmm, dans la culture wolof, est le dévoreur d’âme, celui ou celle qui vous mange l’intérieur, qui vous veut du mal et qui peut vous tuer, entre autres moyens mystiques, par le pouvoir des mots. Dans le contexte absolument effrayant du front, où les soldats noirs et blancs sont promis à une mort certaine et le savent, dans le maelström de terreur où ils sont pris, ils cherchent des causes rationnelles à leur mort à venir. Au lieu de s’en prendre à la guerre, ils s’en prennent à un homme qui a trop de chance, qui revient toujours sain et sauf dans la tranchée. Pour eux, cet homme est un « copain de la mort ». Dès lors, il devient tabou. Dans leur effort de trouver une explication rationnelle à tout, les soldats prisonniers d’une guerre absurde tombent dans l’irrationnel, qu’ils soient noirs ou blancs. Enfin, avez-vous d’autres passions que l’écriture ? • D.D. La marche est l’une de mes passions. Je réfléchis mieux en marchant. Je pense que je la dois à mes lointains ancêtres peuls.
Propos recueillis par Mamadou Diallo
● Frère d’âme par David Diop (Seuil)