Fel-moi peur !
En deux livres, dont Helena, Jérémy Fel parvient à faire entrer le roman de genre dans la littérature générale. Sans compter qu’il a aussi des projets de cinéma. Rencontre avec un trentenaire qui n’a pas fini de nous donner des frissons.
Par un amusant hasard de calendrier passé inaperçu, notre rencontre avec Jérémy Fel a lieu… le jour d’Halloween. Connaissant son goût pour le personnage de Michael Myers, il y aurait de quoi s’en faire. Mais à Lire, on ne recule devant rien pour un reportage : s’il faut se faire poignarder, allons-y ! À son arrivée dans le troquet de la rue Delambre où doit se passer notre rendez-vous, il y a comme un goût de déception : Fel n’a pas d’arme blanche à la main. Pas même un petit Opinel !
BÉATRICE DALLE A DIT OUI
Né au Havre en 1979, un temps libraire à Rouen, lecteur et cinéphile passionné, il a la tête d’un type normal. Ce qui est moins banal, c’est cette manière qu’il a, depuis ses débuts, de faire passer en contrebande de la série B dans la littérature générale, et vice versa. Son dernier roman, Helena, ample fresque à l’américaine de plus de sept cents pages, c’est un peu Sanctuaire de Faulkner qui irait se donner des sueurs froides chez Stephen King et Wes Craven.
Mais comment se sent notre auteur dans un pays où une certaine pudibonderie germanopratine fait qu’on se pince le nez devant tout ce qui sort du cadre ? « Je vois le roman comme un art populaire. Faulkner, Pynchon et Nabokov s’adressent à tout le monde, il faut juste se couler dans leur univers. Il y a un snobisme très français à penser que la littérature doit être quelque chose d’élitiste, et à voir la littérature de genre comme de la sous-littérature de gare. Mon Dieu ! Dostoïevski est peut-être le plus grand écrivain au monde, mais Crime et Châtiment, livre d’une profondeur inouïe, pourrait être classé comme un roman noir. » Lu et estimé aussi bien par Delphine de Vigan que par Virginie Despentes, Fel est actuellement sur une pente ascendante. Après avoir très longtemps fantasmé l’Amérique (son côté Joe Dassin), il s’est enfin rendu cette année aux États-Unis, à Los Angeles, avec une équipe de scénaristes. Soutenu par « un super producteur », il planche sur l’adaptation en long-métrage d’un chapitre de son premier roman, Les Loups à leur porte. Le casting impressionne : Béatrice Dalle et Arnaud Valois lui ont d’ores et déjà dit oui.
LA PERTE DU DOUBLE
On l’imaginait fan inconditionnel de Kubrick : il reconnaît son génie, mais le trouve « très froid, mathématique », et lui préfère Polanski, Lynch ou Tarkovski. Il espère tourner courant 2019, tout en restant prudent : « C’est un projet de longue haleine. Je ne sors pas de la Fémis et c’est un premier film, donc un pari. On cherche encore les financements. Est-ce que Grave a fait évoluer les choses en France ? Il me semble que oui, et mon film s’inscrira dans cette filiation – même s’il sera très différent et mélangera encore plus les genres… »
Après avoir évoqué ses lectures variées (qui vont du pur polar à Passion simple d’Annie Ernaux !) vient un sujet plus personnel : le frère jumeau qu’il aurait dû avoir, mort dans le ventre de leur mère. On marchait sur des oeufs, lui s’avère intarissable : « On m’en a parlé très tard, mais, enfant, tu sens quelque chose. Tu as vécu avec quelqu’un qui est mort près de toi. J’en garde des angoisses. Un psychologue m’avait expliqué que mon frère avait pris la pulsion de mort, et moi, la pulsion de vie par la création. Le double, la perte du double, j’en vois l’influence dans tout ce que j’écris. Philip K. Dick a perdu sa soeur jumelle, et il s’est toujours demandé si ce n’était pas elle qui était vivante. Un livre de King met en scène un type qui mange son jumeau, devient schizophrène, et a un double maléfique qui le terrorise… » Derrière son allure rassurante, il est tout de même un peu spécial, ce Jérémy. Pas étonnant qu’entre littérature et cinéma il ait décidé de faire bouger les lignes en mettant son grain de Fel partout.
CRIME ET CHÂTIMENT POURRAIT ÊTRE CLASSÉ COMME UN ROMAN NOIR »