Le philosophe plébiscité
Malgré un texte souvent ardu sur les doctrines des premiers Pères de l’Église, le livre de Michel Foucault s’est hissé en tête des meilleures ventes. Preuve que les thèmes de la sexualité et de la religion sont toujours au coeur des préoccupations contemp
Certaines cultures lointaines ont fait de la sexualité un art, l’Occident en a fait une science, affaire de médecins, de psychologues et de prêtres impudiques. Dis-moi comment et avec qui tu fais l’amour et je te dirai qui tu es. Pourquoi la sexualité est-elle ainsi devenue le lieu où se joue la vérité de notre existence ? Cette question sous-tend l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault, série interrompue par sa mort en 1984. Le programme initial fut plusieurs fois modifié par les découvertes du philosophe – infatigable compulseur d’archives –, mais aussi par ses doutes et ses hésitations. Un premier tome programmatique, en 1976, fut suivi par huit années de silence, interrompues in extremis, quelques semaines avant l’autre point final, par la parution de deux volumes consacrés à l’Antiquité gréco-romaine. Épuisé par la maladie, le philosophe y rappelait que nos aïeux en sagesse n’avaient que faire de ce que nous appelons aujourd’hui la sexualité – cette chose qui nous angoisse plus que l’argent ou la politique.
Pourquoi la sexualité est-elle ainsi devenue le lieu où se joue la vérité de notre existence ?
UN IMPROBABLE BEST-SELLER
Les Grecs ne connaissaient qu’un domaine plastique d’activités et de plaisirs qu’il fallait gérer comme celui de la santé ou de la nourriture. Mais entre la gestion grecque des plaisirs et la science moderne du sexe, un chaînon manquait : les premiers siècles chrétiens ( ii e- v e siècle). Un mystérieux quatrième volume, annoncé sous le beau titre des Aveux de la chair, leur était consacré et fut corrigé par le philosophe sur son lit d’hôpital. Interdit de publication durant trente ans, cet inédit à l’austère érudition fut cette année un improbable best-seller : 19e au classement des ventes toutes catégories confondues en avril, après d’Ormesson, certes, mais devant Beigbeder et Harari ! Preuve que la virginité consacrée et la vie des moines d’il y a mille six cents ans passionnent encore.
L’INVENTION DE LA CHAIR
Que nous raconte Foucault ? Qu’entre l’Antiquité païenne et notre modernité, il y eut l’invention chrétienne de la « chair ». Pas encore une catégorisation des identités sexuelles – l’homosexuel n’existe pas avant le xix e siècle –, mais une attention nouvelle à la manière dont le corps est parcouru et secoué par des pensées et des envies secrètes qui engagent le salut de notre âme. Pour autant, Foucault contredit tous les lieux communs : le christianisme ne fut pas, dans ses premiers siècles, plus rigoriste que le reste du monde antique ; il n’imposa pas de nouveaux interdits, n’inventa rien d’obsessionnel dans ce domaine. Ce qu’il apporta, c’est une manière inédite de s’interroger sur soi : d’où me viennent mes pensées intimes ? Quelle force me traverse qui n’est pas moi ? Questions qui préparèrent l’invention occidentale de la sexualité. Face aux textes commentés par Foucault, écrits par de lointains auteurs aux noms fleuris (Méthode d’Olympe, Jean Chrysostome, etc.), certains journalistes en mal d’actualité brodèrent sur le thème du consentement, mot qui apparaît dans la dernière partie consacrée à la morale du mariage, au début du
e siècle, sans craindre l’anachronisme : v le consentement moral à son propre plaisir, chez saint Augustin, n’a rien à voir avec le consentement juridique au plaisir d’autrui, qui vaut aujourd’hui à Harvey Weinstein quelques problèmes. Preuve que les médias furent dépassés par le succès d’un livre difficile, aride, qui contredit toutes les règles de marketing, et dont l’actualité est ailleurs : pas dans ses thèmes mais dans le geste de s’intéresser à une époque reculée qui produisit d’étonnants modèles de vie morale, à la fois libres et positifs – ceux-là même que nous sommes aujourd’hui incapables d’inventer pour nous-mêmes.
Philippe Chevallier
● Histoire de la sexualité IV. Les aveux de la chair par Michel Foucault, édition de Frédéric Gros (Gallimard)