L’intelligentsia en lumière
Pierre Rosanvallon et François Dosse reviennent, chacun à leur manière, sur les grandes figures de la vie intellectuelle et politique française. Deux sommes remarquées à leur sortie.
La vie intellectuelle des dernières décennies a eu cette année deux narrateurs : le premier, diagnosticien du présent, le second, compilateur du passé. Militant et professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon analyse l’effondrement d’une gauche qui a connu les métamorphoses les plus kafkaïennes depuis Mai-68 : maoïsme, mitterrandisme, hollandisme… Cette histoire était d’habitude contée soit par des rentiers de la révolution, ex-fans des sixties désormais dotés de confortables pensions, soit par de jeunes intellectuels qui font la leçon sans avoir jamais rien risqué eux-mêmes.
MIROIR DES PRINCES DU XXIe SIÈCLE
Né en 1948, Rosanvallon n’est ni l’un ni l’autre. Ni nostalgique ni Cassandre, il nous propose une histoire de biais, laquelle suscita des incompréhensions injustifiées. Biais, tout d’abord assumé, d’une position personnelle qui garantit la modestie de l’entreprise, mais aussi la richesse des informations ici rassemblées : à la fois syndicaliste, journaliste, historien, il nous raconte son demi-siècle sans prétendre être l’intellectuel universel. Biais, ensuite, d’un terrain d’observation : la « seconde Gauche », grande oubliée des études sur les décennies post-68. À la croisée des aspirations d’un syndicat (la CFDT) et d’expérimentations locales, cette gauche voulait échapper au catéchisme de l’extrême gauche comme au socialisme étatique. Ces deux biais rendent le livre précieux, passionnant, véritable « Miroir des princes » du xxi e siècle, essentiel pour comprendre les contradictions de notre présent, comme le retour de la pensée conservatrice.
Si François Dosse revisite la même période, ce n’est pas avec le même sentiment d’urgence. Biographe à durée indéterminée (Ricoeur, Certeau, Nora…), il narre la vie intellectuelle française, de Sartre à Pascal Bruckner, en se cantonnant à ses aspects les plus médiatiques, sans le hors-champ qui fait tout l’intérêt de Rosanvallon, lequel détaille les groupes de discussion et d’intérêt, la relation au pouvoir et aux syndicats, etc. De cette saga tombée d’un marronnier, on saluera le poids (1 328 pages) plus que la justesse (non, Montherlant n’est pas allé en Allemagne en 1941 ; non, Foucault n’est pas allé en Iran pour Le Nouvel Observateur). Avant de réenchanter notre avenir politique, exigeons la réintégration des correcteurs chez les éditeurs !