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L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN

Agnès Desarthe

- Gladys Marivat Photos Franck Ferville pour Lire

Comme les protagonis­tes de son nouveau roman, l’écrivaine a quitté Paris avec mari et enfants. Pas pour les États-Unis, mais pour un village en Normandie. Elle y a déniché la maison de ses rêves où elle travaille la porte ouverte sur une famille joyeuse.

On arrive chez elle presque par hasard, naviguant à l’instinct dans un hameau au système de numérotati­on farfelu. Regard bleu clair vif et visage hilare, l’écrivaine nous accueille dans une merveilleu­se maison de campagne, flanquée d’une dépendance au toit de chaume. Des rires guident nos pas vers la cuisine. Ceux d’une amie en visite et du mari de l’auteure, le cinéaste Dante Desarthe. Longue table en bois, cheminée en brique. Le café se prépare. Au-dessus de nos têtes, un tonnerre de tous les diables. Des loirs ? « Ce sont les enfants qui jouent à l’étage avec un cheval à roulettes », nous rassure-t-elle. Le couple a quatre enfants, dont les deux

plus jeunes vont encore à l’école. Le bruit de galop reviendra régulièrem­ent, ainsi qu’une ritournell­e. Tel est l’univers d’Agnès Desarthe : familial, ludique, chaleureux, magique. Son bureau – une pièce minuscule et haute de plafond à côté de l’escalier – est sa « loge de concierge ». D’ici, rien ne lui échappe. Ni l’arrivée des visiteurs ni le va-et-vient des habitants. Le miroir au-dessus de son bureau ? Une sorte de téléphone. « Je peux parler en faisant des signes à quelqu’un qui est dans la cuisine. Comme je m’interromps souvent pour faire à manger, moins j’ai de mètres à faire, le mieux c’est pour le rendement de l’écriture et de la cuisine. » Ceux qui ont lu son roman Mangez-moi le savent : Agnès Desarthe adore cuisiner. Elle a même songé à en faire son métier. « J’ai écrit ce livre où le personnage ouvre un restaurant justement pour ne pas en ouvrir un. J’avais senti le danger, car c’est beaucoup plus gratifiant de cuisiner que d’écrire.

Il m’est arrivé d’être au bord des larmes avec des gens à qui j’avais fait à manger. Jamais quelqu’un ne m’a dit : “J’ai trop faim, donne-moi un de tes livres” ! »

Pourtant, chaque matin, elle s’installe à son bureau. Elle l’a laissé tel qu’elle l’a trouvé, suspendant simplement des photos, son sac ou sa veste là où il y avait des crochets. La peinture verte d’origine, les lambris repeints dans une teinte plus sombre, la pierre apparente par endroit et les raccords d’enduit de-ci de- là. « Si on regarde en détail, on se dit que c’est complèteme­nt décati. Il y a même une araignée géante là. Vous n’avez pas peur ? Je pense que mon intériorit­é doit être assez semblable à ça, avec des choses qui font un peu peur, mais pas trop. » Il y fait froid en cet après-midi d’automne. Le vent passe à travers la mince fenêtre, soulevant les papiers qui s’accumulent sur son bureau, comme par enchanteme­nt. Au-dessus de son ordinateur portable, un livre ouvert est posé sur une pile d’autres. Des nouvelles de la Canadienne Alice Munro. La traduction fut la première activité d’Agnès Desarthe, qu’elle chérit et compare à des tours de stade pour un sportif. « Ça maintient votre langue française en forme, alerte, disponible. » De son bureau, elle peut observer les merles et les merlettes qui chassent les petits vers dans le jardin. « Parfois, des rouges-gorges plus intrépides viennent au carreau. Ils regardent avec leur petite tête : “Qu’est-ce que tu fais ? Ah bon ! Tu travailles ?” » On l’écoute parler avec des animaux imaginaire­s et l’on songe à Tristan, le héros d’Une partie de chasse, qui dialogue avec un lapin dans une galerie souterrain­e. Ou encore à la femme qui enregistre le chant des passereaux dans son recueil de nouvelles Ce qui est arrivé aux Kempinski. NI UN TALENT NI UN SUPERPOUVO­IR Écrire à la campagne, change- t- il quelque chose ? « J’adorerais dire que oui. Mais le calme, je l’ai dès que je me mets à écrire. C’est une bulle qui se fabrique autour de moi. Je suis comme en transe et, après, il me faut du temps pour redevenir normale. Je me souviens d’avoir écrit sur la table de la cuisine avec des gens autour qui discutaien­t et qui parfois me posaient une question à laquelle je répondais, tout en continuant à être concentrée. Ce n’est ni un talent ni un superpouvo­ir. J’ai commencé à écrire quand j’ai eu des enfants, j’ai donc toujours eu l’habitude d’être dérangée. »

Une fois, elle a eu la maison pour elle. Rien d’autre à faire qu’écrire. Elle a tout jeté. « C’était alangui, dans le mauvais sens du terme. Il n’y avait pas cette espèce de chasse au trésor, de fuite. “Vite ! Vite, faire ça avant qu’on vienne me demander quelque chose !” Je pense que cela crée une concentrat­ion très particuliè­re. J’adorerais avoir le luxe d’écrire et de réécrire. Pour cela, il faudrait que je me prenne beaucoup plus au sérieux, que je me dise “Chérie, bien sûr ! Laisse ton texte reposer et tu le regarderas d’un oeil neuf.” Mais je crois que je n’ai pas l’ego qui va avec. C’est pas mal, en fait, que ça se passe de manière clandestin­e, entre deux contrainte­s. »

L’humour d’Agnès Desarthe, qui imprègne ses livres, met tout de suite à l’aise. La légèreté, pour elle, c’est comme la bonne éducation. Elle voit un humain, lui dit bonjour, puis lui fait une blague. Pareil avec son lecteur. « Il est mon invité, je ne dois pas faire peser quoi que ce soit sur lui. Mais je le fais aussi pour moimême. C’est souvent le cas des personnes lucides ou pessimiste­s. Sans me comparer en tant qu’écrivain, Virginia Woolf, qui est une personne considérée comme très dépressive, parle des illusions bénies qui nous font vivre, sans jamais perdre à l’esprit qu’on peut mourir à chaque instant. Alors, en attendant, on a plutôt envie de rigoler », conclut celle qui a traduit deux oeuvres de Woolf, et lui a consacré une biographie, V.W. Le mélange des genres, coécrite avec Geneviève Brisac. L’écrivaine et éditrice à L’École des loisirs a d’ailleurs joué un rôle déterminan­t pour Agnès Desarthe l’encouragea­nt à écrire pour la jeunesse. Un premier roman, Je ne t’aime pas, Paulus, paraîtra en 1992. L’année d’après, à 27 ans, elle entre chez L’Olivier avec son premier roman « pour adultes » Quelques minutes de bonheur absolu. Suivra Un secret sans importance, couronné par le prix du Livre Inter, en 1996.

Ses livres occupent une colonne entière dans la vaste bibliothèq­ue en bois clair, construite sur mesure et qui occupe une pièce entière. « Avoir un lieu dédié aux livres, c’est pratiqueme­nt la raison pour laquelle on a déménagé », explique-t-elle. Ils sont classés par ordre alphabétiq­ue à l’intérieur de chaque genre. Roman, biographie, théâtre, poésie… La pièce semble confortabl­e, mais elle n’y reste jamais. « Je ne l’ai pas encore apprivoisé­e, chuchote-t-elle.

Comme si c’était immérité, comme si je n’avais pas vraiment le droit de pénétrer dans la bibliothèq­ue. » Cette gêne nous rappelle ce qu’elle confie dans son essai,

Comment j’ai appris à lire. À savoir que longtemps elle, la normalienn­e, agrégée d’anglais, n’a pas aimé la lecture. DES PASSIONS VICIEUSES

Agnès Desarthe revient sur ses pas, vers la porte d’entrée. « Dans mes rêves, quand j’habitais à Paris et que je me disais “Tu verras un jour, si tu es patiente, tu habiteras à la campagne, il faut y croire”, la maison que je voyais, c’était celle-là. La lumière, les appuis de fenêtre en pierre, les chambres à l’étage qui donnent sur le jardin. J’aime que chaque pièce ait son identité liée au sol. Les parquets, les tommettes, les carreaux de ciment, la pierre de Bourgogne racontent des périodes de rénovation avec des personnes qui, à un moment, avaient de l’argent ou du goût, puis n’en avaient plus. Il n’y a rien de massacré, de rénové à outrance ici, et les pièces sont à taille humaine. Ça nous a plu tout de suite. » C’est le cas du salon pétersbour­geois, la dernière pièce au bout de la maison. Une chatte majestueus­e, Vénus, nous attend sur le canapé, près d’un piano. Les yeux d’Agnès Desarthe brillent, signe qu’elle va nous raconter une histoire. « Le plus extraordin­aire, c’est le type assez facétieux, 70 ans bien tapés, qui est venu le déplacer avec un système de gabarit de son invention. Il m’a annoncé un tarif que j’ai trouvé trop cher. Alors, il m’a répondu : “Si vous me faites un bon repas, je vous fais un prix.” »

La musique a bercé l’enfance de l’écrivaine. Flûte traversièr­e et, surtout, le solfège qu’elle adorait autant que la grammaire. « Ce sont des passions vicieuses, avoue- t- elle avec sensualité. À l’école, quand on avait analyse logique, haaan ! J’étais au paradis, si on pouvait ne faire que ça ! Et pareil pour le solfège. C’était beau en soi, complèteme­nt synesthési­que. Pour moi, chaque note avait sa personnali­té. » On imagine les repas de famille – son frère, le chanteur d’opéra Laurent Naouri, est marié à la cantatrice Nathalie Dessay.

« Vous aussi, vous chantez ? », demande- t- on à Agnès Desarthe. Elle répond que non. Et pourtant… Sa voix est plutôt grave, proche du parlé-chanté. Tout a commencé en 2007 par Le Roi René, une biographie du pianiste René Urtreger, qui a notamment joué avec Miles Davis pour la musique du film Ascenseur pour l’échafaud. Lors de leurs entretiens, le compositeu­r est étonné que la romancière connaisse si bien le jazz. Il lui propose de chanter. Puis un concert ensemble. Puis un album. « Et ça m’a plu. Aujourd’hui, je ne chante plus. Mais s’il me dit : “Viens, on fait un disque !”, j’irai. » UN MÉLANGE DE FAUX ET DE VRAI Arrivés sous la menace d’une tempête, on s’apprête à repartir sous un ciel traversé de puits de lumière, qu’on croirait peint par Eugène Boudin. Le soleil éclaire la pièce bleue, les rideaux de théâtre en velours pourpre, illumine les tableaux. Klee, Cézanne, Morisot – en fait, des reproducti­ons réalisées pour l’un des films de son mari, Le Passemurai­lle. Elles côtoient un trumeau, des oeuvres du peintre Frédéric Amblard, ainsi qu’un dessin de son beau-père, l’acteur Gérard Desarthe. « C’est un salon à la fois parodique et honnête. Il y a un mélange de faux et de vrai, d’ancien et de contempora­in. » Qui forme l’univers d’une auteure merveilleu­sement singulière.

 ??  ?? Le regard d’Agnès Desarthe, tourné vers la lumière normande, reflète tout le bien-être que lui apporte sa vie à la campagne.
Le regard d’Agnès Desarthe, tourné vers la lumière normande, reflète tout le bien-être que lui apporte sa vie à la campagne.
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 ??  ?? Ci-dessus, le magnifique « piano » où l’auteure peut exprimer ses talents de cuisinière. À droite, la bibliothèq­ue sur mesure, un lieu enfin dédié aux livres.
Ci-dessus, le magnifique « piano » où l’auteure peut exprimer ses talents de cuisinière. À droite, la bibliothèq­ue sur mesure, un lieu enfin dédié aux livres.
 ??  ?? Agnès Desarthe dans son bureau, face à son ordinateur. Ci-contre, sa chatte Vénus et le majestueux piano.
Agnès Desarthe dans son bureau, face à son ordinateur. Ci-contre, sa chatte Vénus et le majestueux piano.
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À gauche sur le mur, une copie de Klee ; sur la droite, une oeuvre de l’artiste américaine Maya Brym.
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● La Chance de leur vie par Agnès Desarthe (L’Olivier)
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