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LITTÉRATUR­E ÉTRANGÈRE

Premier roman sidérant, My Absolute Darling brise les tabous de l’inceste avec rage et lyrisme. Paru chez l’éditeur qui avait révélé David Vann, il impose une voix inoubliabl­e, celle de notre révélation étrangère de l’année : l’Américain Gabriel Tallent.

- My Absolute Darling par Gabriel Tallent (Gallmeiste­r) Hubert Artus

ranscendan­t les clichés sociaux, explorant les non-dits familiaux et racontant la fascinatio­n des armes dans la psyché américaine, My Absolute Darling

parut en août 2017 aux États- Unis. Deux mois avant, il était déjà adoubé par Stephen King lui- même, qui l’avait lu en avant-première. C’est en mars 2017 qu’Oliver Gallmeiste­r, alerté par l’agent littéraire de l’auteur, a acquis les droits de publicatio­n française. « Dès que j’ai lu le premier chapitre, j’ai su que j’étais face à un immense écrivain, et ce, sans aucune hésitation. »

Né au Nouveau-Mexique en 1987, Gabriel Tallent a grandi à Mendocino, qui n’est autre que la ville où se déroule son livre. Il y a été élevé par deux femmes : sa mère, l’essayiste féministe Elizabeth Tallent, et la compagne de celle- ci. On comprend mieux, alors, la colère féministe dans son oeuvre, la radicalité, l’ampleur poétique. « J’ai toujours voulu écrire une histoire autour de la résistance des femmes et, depuis longtemps, autour d’un personnage de jeune femme qui devrait trouver qui elle est, en apprenant à résister aux violences sexistes : celles contre les femmes, celles contre les enfants », se souvient Tallent.

RACONTER LE PIRE

Après des études dans l’Oregon et des petits boulots de déblayeur en forêt ou de barman à Salt Lake City (où il vit désormais), il a consacré huit ans à l’écriture de ce roman. Il a sciemment sculpté une héroïne forcée « de cultiver sa force et sa volonté en les dirigeant contre la personne qu’elle aime le plus au monde », lestée de « ce poids que supportent toutes celles dont les drames sont trop souvent consignés à la honte ou au silence » . Et a réussi un tour de force : raconter le pire entre un homme et sa fille, sans dire la chose, rien qu’en exposant les mécanismes de la manipulati­on et de la résistance aux atrocités commises. Gabriel Tallent écrit,

« J’AI TOUJOURS VOULU ÉCRIRE UNE HISTOIRE AUTOUR D’UN PERSONNAGE DE JEUNE FEMME QUI DEVRAIT TROUVER QUI ELLE EST EN APPRENANT À RÉSISTER AUX VIOLENCES SEXISTES »

radicaleme­nt, mais avec une radicalité qui le dispense de décrire. Le lyrisme, la puissance, la maîtrise vous saisissent dès les premières pages, et sont d’autant plus savoureux lorsque l’on sait que My Absolute Darling est un premier roman.

ODE À LA LIBERTÉ ADOLESCENT­E

D’abord, il y a ce titre, qui enlace. Dès l’entame, on est ensuite frappés par le décor : tapie sur une colline, une maison décrépie aux portes disjointes, dont l’allée « est jonchée de douilles vides tachées de vert-de-gris » et, à l’intérieur, un sol couvert encore de douilles et de vaisselle sale qui attire lézards et ratons laveurs. Ici vivent Martin Alveston, un survivalis­te qui ne jure que par les armes et par les livres de Descartes ou de Marc Aurèle. Et sa fille Julia, 14 ans, surnommée « Turtle » par tout le monde, sauf par son père qui l’appelle « Croquette ». Il n’y a plus de mère dans cette microfamil­le, mais Martin aime suffisamme­nt Turtle. Peut-être trop, ou pas comme il faut. Il l’aime en fait comme un mâle, et non comme un père… Puis, après des scènes d’exposition envoûtante­s, le récit s’emballe : fugues de la fille, traque du père, apparition du grand-père moraliste, des camarades de Turtle, désirs des uns et vengeances des autres.

Pour éviter tout misérabili­sme, Gabriel Tallent a eu la saine idée de ne pas avoir fait des Alveston une famille « white trash » ni de prolétaire­s de droite (très prisés dans les romans américains réalistes et sociaux). Il a préféré la basse « middle class » californie­nne, car « on pense trop souvent et trop facilement que l’inceste est réservé aux pauvres, mais c’est faux ! ». Avec cette ode à la liberté adolescent­e empreinte d’envolées naturalist­es (du bord de mer tout proche aux sombres forêts), l’auteur nous livre une relation père- fille horrible et sublime. « Mes personnage­s, Turtle et Martin, sont typiquemen­t américains, le décorum et le contexte le sont aussi, en particulie­r avec la question des armes. Mais les thèmes sont universels. Les mécanismes de la violence et ceux de la résistance : c’est ce qui était primordial pour moi », revendique-t-il. Noir, amoral, frisant l’insupporta­ble, ce roman est de ceux qui vous décrochent le coeur.

« Sur un sujet comme celui-là, souligne Oliver Gallmeiste­r, n’importe quel auteur aurait pris des pincettes, aurait reculé, biaisé, et ne serait pas allé au bout. Le thème était casse-gueule, surtout aux ÉtatsUnis, et particuliè­rement pour un jeune écrivain. » Une « radicalité dans le sujet comme dans l’écriture » qui a convaincu l’éditeur. Un an après, en mars 2018, il faisait paraître le livre en France. Entretemps, l’affaire Weinstein avait éclaté, les mouvements #MeToo et « Balance ton porc » étaient nés, le livre touchait alors au coeur des préoccupat­ions, tout en s’imposant sur le sol français. C’était début avril, pour le festival lyonnais Quais du Polar, suivi de quelques signatures en librairie. Quand Tallent revint une seconde fois, en septembre (pour le festival America), plus de 80 000 exemplaire­s du livre avaient été vendus. Mi-novembre, il s’agissait de 110 000 volumes (source : Edistat), un score rare pour un premier roman étranger.

UN ÉCHO À NOTRE MONDE

En plus de la beauté du style, de sa propension à faire écho à notre monde et à l’actualité, My Absolute Darling réunit les publics. Venant alors confirmer ces propos d’Oliver Gallmeiste­r : « C’est presque un livre de combat. Et un livre qui touche tout le monde : il parle aussi bien aux femmes qu’aux hommes. » Désormais traduit dans une trentaine de langues, Tallent aura été l’une des stars américaine­s de cette année en France où l’on trouve, selon lui, « des communauté­s de lecteurs incroyable­s, les libraires les plus dynamiques et parmi les plus engagés au monde ». La littératur­e est un de ces envoûtemen­ts qui repoussent la naïveté mais élargissen­t toujours notre vision des choses. Et, en la matière, My Absolute Darling restera comme l’un des plus beaux étalons de l’année.

« ON PENSE TROP SOUVENT ET TROP FACILEMENT QUE L’INCESTE EST RÉSERVÉ AUX PAUVRES, MAIS C’EST FAUX ! »

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