BANDE DESSINÉE
Condamnée à ne plus pouvoir dessiner, l’Américaine Emil Ferris s’est battue contre la maladie et a livré avec Moi, ce que j’aime, c’est les monstres un gigantesque roman graphique. Une revanche sur la vie, pour l’une des réussites majeures de la BD de ces
Votre roman graphique, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, a reçu un accueil extrêmement chaleureux, aussi bien aux États- Unis qu’en France. Un tel enthousiasme vous a-t-il surpris ?
• Emil Ferris.
Totalement ! Je ne m’attendais pas du tout à cela. Je me souviens de l’isolement dans lequel j’ai travaillé. J’avais parfois l’impression que j’étais tel Sisyphe en train de pousser son rocher, avant que celui-ci ne tombe et qu’il faille recommencer ! Pourtant, sans savoir pourquoi, j’ai persisté dans mon entreprise. Au final, les pages se sont accumulées et une histoire s’est composée. Un phénomène qui, au fond, m’a davantage surprise que l’accueil très favorable réservé à mon livre. Question très française : Gustave Flaubert disait
« Madame Bovary, c’est moi » . Transposons dans votre cas : Karen, c’est vous ? • E.F.
Je dirais qu’elle est à l’intérieur de moi – même si elle dirait plutôt que je suis en elle ! Mais, pour citer une phrase célèbre : « L’Enfant est le père de l’Homme » ! Enfin, Karen détournerait la citation et dirait que le monstre est le parent des deux ! Si l’on en croit le titre de votre roman graphique, ce que préfère Karen, ce sont les monstres. Partagez- vous cette préférence avec elle ?
• E. F. Oh, Karen est parfois bien plus intelligente que moi ! Elle souffre pour l’humanité – à savoir les monstres – et se montre bien plus courageuse que je ne l’étais à son âge… La maladie dont vous avez souffert, à l’âge de 40 ans – le syndrome du Nil occidental, qui semblait vous condamner à ne plus marcher ni dessiner –, est- elle à l’origine de votre nouvelle orientation artistique ? Si oui, en quoi a-telle eu une influence sur votre travail ?
• E.F. J’ai le souvenir, dans la chambre d’hôpital où je séjournais, et alors que j’avais de fortes fièvres, d’un paysage très terne imprimé sur les murs de ma chambre. Un médecin est venu m’annoncer que tout le bas de mon corps allait être paralysé. Des créatures ont alors fait irruption sur le papier peint, sortant de celui-ci, allant et venant. J’aurais pu me dire que c’était dû à la fièvre, mais il y avait quelque chose de réconfortant à croire en leur réalité. Le combat des monstres, c’est celui de l’humanité. Le fait d’avoir approché la mort m’a montré en quoi, justement, il est important de se battre. C’est un véritable cadeau que d’avoir pu retrouver ma capacité à dessiner, et j’ai alors su que je devais en tirer une histoire. Votre livre mélange fantasy, gore, polar et littérature de l’Holocauste. Était-ce votre désir à l’origine ?
• E. F. Je suis tout à fait prête à entendre qu’il y a trop de choses ! J’étais consciente, dès le début, qu’un tel ouvrage ne s’adresserait pas à tout le monde, mais aux lecteurs pour lesquels un tel livre aurait une signification. Il fallait qu’il y ait là une expérience inédite, très riche. La vie, avec toute sa complexité. Quelles sont vos principales références, dans le domaine de la bande dessinée ?
• .F. Art Spiegelman, Robert Crumb, Will Eisner, bien sûr. Mais je pourrais en citer tellement d’autres… L’une des forces de votre travail réside dans le lien qui s’établit entre le supposé « réel » et sa représentation. Cela constitue- t- il, pour vous, un moyen d’enchanter la vie ?
• E.F. Enfant, j’ai été très sérieusement handicapée, ce qui a restreint ma participation au mouvement du monde. Mais, de ce fait, je me suis créé un espace « interne », avec ses règles propres, où se confondaient les sensations. J’ai été au fond chanceuse, car j’ai alors pu donner naissance à un univers où l’art, la littérature et bien plus encore ont fusionné dans la poésie – que j’espère appréciée ! – née de la souffrance et de la grande beauté des monstres !