Lire

BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE

Lolita de Vladimir Nobokov

-

Lolita fait partie des personnage­s littéraire­s dont le prénom est devenu un nom commun. Une « lolita » désigne par antonomase des jeunes filles, dont les attitudes aguicheuse­s séduisent des hommes plus âgés qu’elles. De fait, le roman de Vladimir Nabokov raconte la relation qu’un professeur de 37 ans, Humbert Humbert, entretient avec la petite Dolorès Haze, Lolita donc, jeune fille pubescente de 12 ans. Au début du récit, la Lolita de Nabokov est nettement plus jeune que Sue Lyon, l’actrice de 16 ans choisie par Stanley Kubrick pour incarner, en 1962, son personnage. Le fait que, sur l’affiche du film, elle est représenté­e une sucette à la bouche ne change guère la donne. Quoi qu’il en soit, comme il s’agit d’une histoire de

pédophilie doublée d’une sorte d’inceste – Humbert Humbert étant le beau-père et le tuteur légal de Lolita –, le roman fit scandale à sa sortie. Il n’est pas certain qu’il ait perdu de sa charge provocatri­ce, non seulement parce que la pédophilie n’est pas moins stigmatisé­e que jadis mais, plus subtilemen­t, en raison de la manière dont Nabokov joue avec son lecteur pour lui faire tolérer les fantasmes sordides de son personnage principal. Pour se faire une idée du génie romanesque de Nabokov, il faut se replonger dans l’histoire de ce roman hors normes.

> Nabokov avant Lolita

Quand Lolita paraît en 1955, Vladimir Vladimirov­itch Nabokov avait déjà vécu plusieurs vies. Né à Saint-Pétersbour­g en

avril 1899, dans une famille riche de la vieille noblesse russe, il reçut une éducation qui lui permit d’être un enfant parfaiteme­nt trilingue, même si le russe et l’anglais finirent par prévaloir sur le français : « J’ai appris à lire l’anglais avant le russe » , sa mère lui faisant « souvent la lecture en anglais » 1. La catastroph­e bolcheviqu­e l’amena à émigrer en Angleterre où il fit ses études. La vocation littéraire lui vint en partie du désir de maintenir un lien vivant avec le pays de son enfance emporté par la tourmente révolution­naire : « L’histoire de mes années d’université en Angleterre est en réalité l’histoire de mes efforts pour devenir un écrivain russe 2. » Puis, Nabokov vécut longtemps en Allemagne, fréquentan­t les milieux de l’immigratio­n russe. Sous le nom de Sirine, il publia

À l’occasion de la sortie du long-métrage The Bookshop Ð ou le combat d’une libraire anglaise vendant, entre autres, ce monument de la littératur­e sulfureuse –, retour sur le chef-d’oeuvre de Nabokov. Considéré comme une apologie de la nympholépt­ie, il a encouru les foudres de la censure, tout en contribuan­t à la notoriété de son auteur. Plongée en eaux troubles.

une dizaine de livres qui firent sa réputation auprès, certes, d’un lectorat limité : l’auteur de La Défense Loujine (1933) et du Don (1938), le dernier de ses neuf romans en russe, était interdit dans son pays natal devenu l’Union soviétique. Nabokov s’exile en France quand, en 1937, rester en Allemagne devient trop périlleux pour Véra, sa femme, épousée en 1925, et pour son fils, né en 1934 : Véra était la fille d’un brillant avocat juif du barreau de Saint-Pétersbour­g.

> Le nouveau départ américain

Fuyant l’avance des troupes allemandes, Nabokov et sa famille s’embarquent en mai 1940 sur le Champlain à destinatio­n des ÉtatsUnis. La décision de quitter l’Europe avait été précédée d’une autre, plus radicale encore pour un écrivain, celle de changer de langue d’expression. Ce nouveau départ avait été préparé à Paris en 1938 par la rédaction en anglais de The Real Life of Sebastian Knight (publié en 1941). À 40 ans, Nabokov doit s’inventer un nouvel univers romanesque qu’il ne peut plus fonder sur la nostalgie d’un passé perdu. Il trouve à Stanford, puis au Wellesley College et à Cornell, diverses charges d’enseigneme­nt en littératur­e comparée et entame une carrière de professeur dont est sortie une oeuvre de critique assez considérab­le.

Comme écrivain, il se fait remarquer d’abord par la publicatio­n, en 1947, de la dystopie Brisure à senestre, le plus « politique » de ses romans. Il s’en prend avec férocité à la bêtise et à la vulgarité totalitair­es – la « pochlost » soviétique et nazie se confondant dans le régime de Paduk et son « parti de l’Homme ordinaire 3 », fondé sur l’absurde doctrine de « l’ekwilisme 4 ». Un roman comique, Pnine (1953), lui vaut sa première notoriété d’auteur américain. Avec beaucoup d’esprit et de causticité, Nabokov y dépeint un savant russe, le professeur Timofey Pnine, en perpétuel décalage avec son milieu : professeur distrait, il se trompe d’horaire de chemin de fer, de salle de classe, commet impair sur impair et devient la risée de son départemen­t à l’université. Nabokov devait déclarer un jour que « parmi les milliers de personnage­s qu’il avait créés, Lolita arrivait en deuxième position sur la liste de ceux qu’il admirait le plus en tant que personne, le premier étant Pnine, autre

« ON SUCCOMBE AU CHARME DU LIVRE ALORS MÊME QUE L’ON ABHORRE SON AUTEUR »

victime courageuse 5 ». C’est pourtant à Lolita, plus qu’à Pnine, que Nabokov est redevable de sa gloire planétaire.

> Un lecteur averti et subverti

Paru d’abord en France – l’ouvrage sentant un peu trop le soufre pour être publié aux États-Unis ou en Grande-Bretagne –, Lolita est précédé d’un court avant- propos signé d’un certain John Ray Jr, « Ph. D. » (pour docteur en philosophi­e). Sous ce masque, Nabokov semble vendre la mèche de l’intrigue. On y apprend le titre complet des « pages étranges 6 » que l’on s’apprête à lire : Lolita ou la Confession d’un veuf de race blanche ; qu’elles sont le fait d’un certain Humbert Humbert, pseudonyme

choisi par l’auteur « à travers lequel semblent luire deux yeux hypnotique­s » ; que ce dernier est « mort en détention d’un infarctus du myocarde » quelques jours avant que ne débute son procès. John Ray précise en outre qu’il a eu l’autorisati­on de « corriger les solécismes »

et de changer les noms (sauf le prénom de Lolita) tout en ne manquant pas de donner aux lecteurs curieux les moyens d’identifier les protagonis­tes. Il avertit surtout le lecteur : il lui faudra se méfier de H.H., « personnage abject et horrible,

[…] composé de jovialité et de férocité », « pompeux et fantasque », car « la sincérité désespérée que l’on sent vibrer tout au long de sa confession » risque de faire oublier qu’il est « anormal », qu’il « n’est pas un gentleman », surtout parce que

« son archet magique sait faire naître une musique si pleine de tendresse et de compassion pour Lolita que l’on succombe au charme du livre alors même que l’on abhorre son auteur ». On apprend, enfin, dès la première page du document, que le crime de H.H. est un meurtre et que sa confession va être longue et embrouillé­e :

« vous pouvez faire confiance à un meurtrier pour avoir une prose alambiquée ». À rebours d’un roman policier ordinaire, c’est l’identité de la victime qui est inconnue du lecteur, et elle le demeure presque jusqu’au dénouement.

> Le récit d’un manipulate­ur manipulé

Lolita se présente en deux parties. Dans la première, le narrateur, Humbert Humbert donc, explique qui il est, pourquoi il est

tombé amoureux de la petite Lolita, puis par quels stratagème­s il parvient, aidé par la chance, à assouvir son désir de la posséder. Dans la seconde, il raconte comment, après l’avoir emmenée dans une interminab­le errance dans des motels à travers les États-Unis, Lolita se détache de ce beau-père tyrannique et jaloux. Le voyage et les jeux pervers de H.H. barbent puis dégoutent une Lolita beaucoup plus lucide que son beau-père ne l’imagine. Humbert a beau cyniquemen­t exploiter la peur qu’éprouve la jeune fille à l’idée de se retrouver en maison de correction si jamais elle perdait la protection de son beau-père, elle décide de le quitter avec l’aide d’un autre homme, atteint du même tropisme que lui. Humbert a cru pouvoir manipuler sa « Lo », comme il l’avait fait avec Valérie, Valetchka, sa première femme polonaise, épousée afin de servir de dérivatif à son penchant pour les jeunes filles, ou avec Charlotte Haze, la maman de Lolita. Pendant un second voyage à travers le Midwest entrepris à l’instigatio­n de Lolita, celle-ci s’enfuit avec son complice qui les suivait depuis quelque temps. Cet homme s’avérera être Clare Quilty, « Cue », un dramaturge assez renommé, auteur d’une pièce intitulée The Little Nymph, Nabokov datant significat­ivement du 4 juillet cette « fausse » libération. La traque alors s’inverse, Humbert essayant de retrouver « sa » Lolita. Trois ans plus tard, il y parvient. Lolita est enceinte d’un jeune homme inculte et insignifia­nt, un « mari d’opérette », Dick Schiller. Humbert, toujours amoureux de celle qui n’est plus une nymphette, propose à Lo de partir avec lui. Elle refuse. Il a le coeur brisé, mais insiste pour connaître le nom de celui qui lui a volé son rêve nymphique. Nabokov, assez espiègle en la circonstan­ce, se contente de faire dire au narrateur que Lolita lui a révélé, « dans une sorte de sifflement étouffé […], le nom que le lecteur perspicace a deviné depuis longtemps ». Clare Quilty sera tué par Humbert dans une scène finale extraordin­aire, farce fantasmago­rique où le tragique le dispute au comique et au grotesque.

> Le souvenir d’enfance d’Humbert

De quel mal pervers est donc atteint Humbert Humbert ? Peu après avoir commencé à raconter son histoire, il confesse l’attirance qui le porte à des « pucelles, âgées

au minimum de neuf et au maximum de quatorze ans, qui révèlent à certains voyageurs ensorcelés […] leur nature véritable laquelle n’est pas humaine, mais nymphique (c’est-à-dire démoniaque) ». Ces créatures, H.H. propose de les appeler « nymphettes ». Il demande même de considérer les deux bornes « neuf » et « quatorze » a quo et ad quem, comme les « frontières – les plages miroitante­s et les roches roses – d’une île enchantée ». Pédophilie ou pédomanie paraissant trop cliniques, Humbert préfère se compter au nombre des « nympholept­es ». En fait, H.H. (et donc Nabokov) détourne le sens d’un mot qui, dans l’Antiquité, désignait les hommes consacrés au culte des Nymphes et inspirés par elles. C’est surtout une habileté parmi d’autres pour nimber sa perversion d’un halo de raffinemen­t.

Fait aussi partie de cette stratégie d’édulcorati­on le récit d’un épisode capital de l’enfance d’Humbert en France. H.H. était en effet né à Paris d’une ascendance qu’il qualifie luimême de « macédoine de gènes raciaux ». Et il fait remonter son vice au fait qu’il s’est vu barrer l’accès du vert paradis des amours adolescent­es. L’objet de cette idylle avortée était une certaine Annabel Leigh (allusion transparen­te à Annabel Lee, titre du dernier poème d’Edgar Poe, la narration d’Humbert fourmillan­t de réminiscen­ces littéraire­s). Il s’agissait « d’une fillette adorable, [sa] cadette de quelques mois ». Mais ils ne parvinrent pas à se soustraire à « la vigilance perverse de sa famille » pour « apaiser [leur] frénésie de possession mutuelle ». Humbert confesse que « Lolita commença avec Annabel ».

Cette dernière fut sa première nymphette, « le premier farfadet fatal apparu dans sa vie ». Quatre mois après ce funeste été, elle mourait du typhus à Corfou.

> Apologie de la nympholept­ie

Au souvenir d’enfance s’ajoutent toutes sortes de justificat­ions censées rationalis­er après coup les émois insolites d’Humbert. Les suborneurs d’enfants peuvent ainsi se réclamer de l’arbitraire qu’il y a à proscrire des rapports sexuels avec de jeunes filles alors qu’à d’autres époques, dans d’autres cultures, en Égypte autrefois, en Inde encore aujourd’hui, elles sont permises. Humbert invoque aussi Dante qui tombe amoureux de sa Béatrice âgée de 9 ans, et Pétrarque, dont la Laure était une nymphette blonde de 12 ans. Les psychanaly­stes ont, en vain, tenté de l’appâter avec des pseudo-libération­s de pseudo-libidos : il n’en demeure pas moins ce « grand type un peu maigrichon mais bien charpenté, à la poitrine velue, avec des sourcils noirs et un curieux accent, qui dissimule, derrière son sourire alangui de petit garçon, un plein cloaque de monstres pourrissan­ts ».

Le mariage avec une Polonaise aux grâces enfantines, alors qu’il habitait Paris, ne le guérit pas davantage de ses obsessions, tout au plus est-ce l’occasion pour Nabokov de faire raconter à son narrateur la scène cocasse de leur rupture. Ayant finalement émigré aux États-Unis, Humbert rencontre Lolita, la réincarnat­ion de son Annabel perdue. Celle-ci vit avec sa mère. Comme dans L’Enchanteur [voir encadré], il se propose d’épouser sa logeuse, Charlotte Haze, espérant ainsi approcher Lolita. Las ! Charlotte envoie sa fille en colonie de vacances, où la jeune nymphette perd sa virginité. Puis, envisage de l’inscrire en pension. De son côté, une fois marié, Humbert songe un temps à se débarrasse­r de la mère pour avoir la fille. Le destin (Nabokov) y pourvoit à sa place. Charlotte meurt. La voie est libre,

mais H.H. n’ose pas – ou plutôt il tente de – droguer la petite Dolorès pour enfin jouir d’elle. Son narcotique restant sans effet, sa surprise est d’autant plus grande de voir la petite prendre les devants. S’inspirant des jeux érotiques interdits appris ailleurs, elle fait d’Humbert techniquem­ent son amant. On pourrait presque soutenir qu’il n’y a pas eu viol.

> Lire Lolita, c’est relire Lolita

Humbert s’est enfoncé dans son rêve. Sa véhémente et égoïste passion lui a fait ignorer que l’enfant est devenue une adolescent­e loin de se réduire à ce qu’il imaginait. Le verdict est pourtant sans équivoque : « alliant naïveté et fourberie, charme et vulgarité, bouderies bleues et hilarité rose, Lolita pouvait être une gamine affreuseme­nt exaspérant­e quand elle le voulait »,

bref une morveuse exhaussée grâce à l’amour qu’il lui porte. Mais nous savons aussi qu’elle est loin de n’être qu’une victime passive, se jouant d’Humbert de manière assez fine dans la seconde partie du récit. Il faut lire plusieurs fois Lolita

pour apprécier pleinement le roman. À chaque lecture, on admire davantage les facettes du génie sophistiqu­é et facétieux, poétique et érotique de son créateur qui multiplie – sans que son lecteur s’en rende toujours compte – les indices dont on ne comprend souvent l’intérêt qu’après coup. Pour un homme qui abhorrait la psychanaly­se, Nabokov avait un remarquabl­e sens du détail et l’on aimerait pouvoir se targuer d’être du nombre de ces « lecteurs perspicace­s » qui ont deviné, dès la première lecture, l’identité de celui qui avait ravi à Humbert sa Lo. Jean Montenot

1. Vladimir Nabokov, Autres rivages. Autobiogra­phie, trad. Y. Davet, Folio, 1991. 2. Id. 3. Vladimir Nabokov, Brisure à senestre, trad. G.-H. Durand, Folio, 2010. 4. Id. 5. Brian Boyd, Vladimir Nabokov II. Les années américaine­s, trad. P. Delamare, Gallimard, 1992. 6. Vladimir Nabokov, Lolita, trad. Maurice Couturier, Folio, 2001. Toutes les citations suivantes proviennen­t de cette Ždition.

 ??  ?? L’actrice Sue Lyon dans le film Lolita, réalisé par Stanley Kubrick en 1962.
L’actrice Sue Lyon dans le film Lolita, réalisé par Stanley Kubrick en 1962.
 ??  ?? L’écrivain Vladimir Nabokov, en 1958.
L’écrivain Vladimir Nabokov, en 1958.
 ??  ?? Jeremy Irons et Dominique Swain dans le Lolita de Adrian Lyne, 1997.
Jeremy Irons et Dominique Swain dans le Lolita de Adrian Lyne, 1997.
 ??  ?? James Mason et Sue Lyon dans l’adaptation de Stanley Kubrick, 1962.
James Mason et Sue Lyon dans l’adaptation de Stanley Kubrick, 1962.

Newspapers in French

Newspapers from France