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Bacchantes

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C’ est un braquage ou un spectacle de cabaret ? » À Hong Kong, dans un bunker, une cave ultra sécurisée contenant 350 millions de dollars de grands crus a été « prise en otage » par trois personnes. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Comment ont-ils procédé ? Une femme flic, le propriétai­re de la cave et son consultant tentent d’y voir clair. Leurs interrogat­ions en disent long sur leur manière de percevoir les actions humaines et la marche du monde. Parce que, finalement, la seule question qui vaille ici est : qu’est-ce qu’on fait encore là ? Dans moins de vingt-quatre heures, un typhon va s’abattre sur le territoire. Et probableme­nt tout anéantir sur son passage. Avec Bacchantes, Céline Minard retrouve, non sans plaisir, l’un des

thèmes qui lui tiennent à coeur : la question de l’identité – sexuelle, des genres littéraire­s – et de sa présupposé­e pureté. Comme toujours chez l’auteure, tout va valdinguer et s’hybrider. Les personnage­s sont irrésistib­les, notamment le trio de criminels et la policière. On se délecte, aussi, du savant dosage d’inventions géniales et de clichés de la fiction de braquage (les exigences incompréhe­nsibles des ravisseurs, la livraison de repas, les engueulade­s entre collègues aux techniques opposées). Mais gare à la frustratio­n ! Car à l’image de son fameux Bastard Battle, ce nouveau roman est très (très) court – 112 pages… Céline Minard écrit avec cette urgence et la liberté de savoir que tout est précaire, que tout sera à réinventer. Et, ce faisant, elle signe son livre le plus fou.

Personne ne bouge devant le bunker alpha. La brume matinale se dissipe lentement, elle monte et s’accroche aux frondaison­s avant de s’évanouir. Il est un peu moins de six heures du matin, le vent d’est fait bruire la végétation basse.

Il n’y a plus un seul uniforme dans le paysage. Les hommes armés se sont regroupés dans l’ancienne maison du gardien qui leur sert de QG depuis cinquante-neuf heures. Ils ont les yeux rivés sur la porte d’acier qui devrait s’ouvrir dans quelques minutes pour la troisième fois consécutiv­e depuis le début des opérations. Ils ne tenteront pas ce matin un nouvel assaut. Ils attendent les ordres. Le négociateu­r est arrivé au milieu de la nuit, il a besoin d’un contact direct avant de décider d’une méthode d’action. Il a lu et mémorisé les rapports des deux derniers jours, il est concentré sur les sons. Des perches Mini Boompole ont été installées durant la nuit au-dessus de la porte alpha dans l’angle mort de la caméra de surveillan­ce extérieure. Ses oreilles sont prises dans les coussinets enveloppan­ts d’un casque à réduction de bruit, il est coupé de son environnem­ent sonore immédiat, il regarde monter la vapeur qui s’échappe de son mug de thé noir. Vingt secondes avant que la porte ne s’ouvre, il sursaute.

Il analyse le bruit de chacun des pas déroulés sans précipitat­ion sur les neuf mètres du corridor souterrain, baisse le volume d’un coup quand l’acier blindé lui vrille les tympans en cognant contre les murs de l’entrée du bunker. La porte est ouverte.

Une main gantée apparaît, pose une bouteille au sol, la couche. Tandis que la main prend appui sur le vantail, un pied chaussé d’un escarpin noir sort de l’entrebâill­ement, se glisse sous le corps de verre et lui impulse un vif mouvement rotatif.

Avant que la bouteille ne se stabilise au milieu de la chaussée qui longe le bunker, l’acier claque à nouveau. Un rayon de soleil traverse le reste de brume, inonde l’asphalte et le liquide doré qui clapote comme un lac contre la paroi du verre.

Le négociateu­r écoute encore une minute et enlève son casque. — C’est une femme.

— Ou un type qui porte des escarpins.

La brigade d’interventi­on sort en silence. Les hommes suivent scrupuleus­ement le protocole. Trente-cinq minutes passent avant qu’ils ne reviennent au QG avec l’objet sécurisé. — Un romanée-conti de 1969.

— Ou une bouteille d’urine matinale, question de point de vue.

Jackie Thran, la cheffe de brigade, n’est pas femme à se fier aux étiquettes.

— Voyez vous-même. Elle tend la bouteille ouverte à Ethan Coetzer qui secoue la tête avec une moue de dégoût.

— Un peu chargée, peut-être, mais je ne suis pas médecin.

ECWC est la cave de garde la plus sécurisée de Hong Kong. Installée dans les anciens bunkers de l’armée anglaise, elle attire les collection­neurs depuis des années. Des Chinois, des Européens et des Américains avertis ont confié leurs vins aux bons soins de M. Coetzer, ancien ambassadeu­r sud-africain reconverti dans la gestion de la vitivinicu­lture. Ses talents de diplomate sont venus à bout de leurs dernières réticences, essentiell­ement liées au climat de la baie. Le système de climatisat­ion multizone dont il a équipé les douze bunkers de son entreprise, à hauteur de trente millions de dollars, assure une températur­e constante de 13 à 13,5 degrés Celsius et un taux d’humidité compris entre 65 et 75 %. Un éclairage ponctuel par lampes à sodium basse pression et un système de sécurité dérivé du secteur bancaire ont convaincu les connaisseu­rs les plus sourcilleu­x. Des bunkers enterrés à plus de vingt mètres de profondeur ne laissent passer ni vibrations ni lumière naturelle. Les bouteilles vieillisse­nt mieux dans un environnem­ent physique optimal. Physique et fiscal.

Grâce aux mouvements de stock rapides et discrets, au club privé et aux soirées à thème réservées aux membres Gold et Platinium, la clientèle d’Ethan Coetzer a très vite dépassé la sphère de ses contacts personnels.

En dix ans, il a fait de si belles et fructueuse­s rencontres que la valeur de son stock est estimée à trois cent cinquante millions de dollars et, jusque-là, il s’en est félicité.

Ce sentiment l’a quitté depuis soixante et une heures et a laissé un grand vide dans son esprit.

Maintenant, il a besoin d’une douche, d’une vraie nuit de sommeil et de nouvelles positives mais rien dans l’attitude de ceux qui l’entourent ne lui laisse présager qu’il aura bientôt l’occasion d’en avoir. — 32 % des femmes chaussent du 42.

— Et 90 % des drags, des queers et des trans MtF sont capables de cambrer le pied comme Beyoncé. — Alors la voix.

— Ou les voix, seulement il faudrait les entendre. — Où en sont les analyses d’urine ?

— Les résultats doivent nous parvenir dans la matinée.

— C’est long.

— C’est comme ça. Je vous rappelle qu’un typhon nous passe dessus dans quelques heures.

— Raison de plus pour accélérer le mouvement. Jackie Thran hausse les épaules, il est inutile d’insister là-dessus, elle connaît les délais du labo.

— La Nuit du Typhon ne s’annonce pas exactement comme prévu, qu’en dites-vous, monsieur Coetzer ?

— Effectivem­ent.

Un repas de chef pour douze personnes, autant de petits déjeuners, des fruits mûrs, des oeufs, un choix de cafés, de thés, du pain, des bouchées aux crevettes et du porridge irlandais, with a drop of whiskey, attendent dans les frigos du bloc cuisine. Cette seule pensée lui donne la nausée. — Vous devriez sortir un moment.

Depuis le temps qu’il vit à Hong Kong, il n’a plus peur des typhons. Quand les antennes météorolog­iques ont annoncé l’arrivée de Shanshan, classé 10 sur l’échelle de Beaufort, il n’a pas vu le danger, seulement une excellente occasion de réunir ses meilleurs clients. Les plus fidèles, ceux du tout début, et d’autres, pas nécessaire­ment parmi les plus riches, qui comme lui aiment attendre et voir venir. Dès qu’il a su que Hong Kong était sur la route du typhon, Ethan Coetzer a dressé un plan de table idéal, passé des commandes et envoyé des invitation­s. Certains de ses hôtes auraient tout juste eu le temps d’atterrir avant la tempête qui s’annonce formidable. Il leur fallait un certain goût du risque, tempéré par la certitude de vivre un moment de totale sécurité chez lui, dans l’oeil du cyclone, dans sa pupille. Il les avait choisis pour ça. Ce n’était pas une opération marketing, c’était un manifeste. Et quelque chose comme un grain de sable est en train d’anéantir non seulement sa soirée mais aussi sa carrière.

Les médias ont été prévenus en temps réel de l’attaque de la plus grande forteresse des vins d’Asie du Sud-Est. Quatre minutes après l’incursion, un Tweet a été posté de l’intérieur et relayé par les plus grands sites d’informatio­n. Les télés du monde entier ont avancé de quarante-huit heures le départ des correspond­ants qui devaient couvrir le passage du typhon. Ce dont Ethan Coetzer rêve depuis des années va bientôt avoir lieu, les médias internatio­naux vont camper devant sa porte. Et à son avis, ce n’est plus le bon moment.

Personne ne connaît la source du Tweet et personne ne sait non plus ce que veulent le ou les intrus. Le message tient en quelques mots : « Vous ne pouvez plus entrer. Nous avons tout ouvert. Nous avons tout relié. ECWC 21 h 18. »

Aucun badge ne répond plus, les caméras de surveillan­ce n’enregistre­nt rien d’anormal, les écrans de contrôle affichent des températur­es habituelle­s, une humidité constante et un éclairage réduit au bunker de réception.

Ethan Coetzer a d’abord cru à un canular. Il s’est trompé. Le premier assaut donné par les forces de police a été un échec. La porte blindée est à l’épreuve des obus, le système d’ouverture par reconnaiss­ance faciale a été détruit. Et personne à l’intérieur de la place ne s’est laissé impression­ner par le vacarme des détonation­s. En échange, ils ont trouvé à quatre heures du matin, debout devant la porte parmi les plaques de peinture brûlées, la première bouteille débouchée. Aux trois quarts vide. Sans commentair­e. Sans s’expliquer non plus comment elle était arrivée là. Ils ont néanmoins compris à cet instant qu’ils avaient perdu le contrôle des caméras de surveillan­ce. À quel moment exactement ? Cette question travaille le cerveau de Jackie Thran comme une ritournell­e. Avec trois autres, qui tournent en boucle : qui, comment, pourquoi ?

Pour la brigade d’interventi­on, la plus importante est « comment ». Pour Jackie et pour le négociateu­r, c’est « qui ». Pour Ethan Coetzer, c’est « pourquoi ». Mais pour tous, elles sont intimement et différemme­nt liées. Chacun pense à part soi qu’une seule réponse suffirait à résoudre la situation, mais aucun d’entre eux n’a le début d’une piste.

— D’après les analyses d’images, l’escarpin est signé Jimmy Choo. C’est un modèle Romy en cuir de chevreau, un classique de la marque, difficile à dater précisémen­t.

— Et le pied ?

— Pas encore daté, monsieur Cherry.

— Je m’appelle Marwan. Des poils ?

— Le cou-de-pied est parfaiteme­nt épilé, s’il devait l’être.

— Des bas ?

— Translucid­es. Ne me demandez pas la taille, je n’en sais rien. Peut-on écouter votre enregistre­ment maintenant ?

Marwan Cherry ôte la prise jack de son ordinateur et le battement caractéris­tique d’une démarche en talons envahit aussitôt la pièce. Le pas est posé, sûr, sans aucune hésitation. On entend aussi le tintement d’une bague qui cogne contre le verre de la bouteille.

— Si on compte les pas, nous avons l’ensemble du corridor, depuis l’entrée du bunker de réception jusqu’à la porte alpha. Rien avant. Les micros ne sont pas assez sensibles.

— Et rien après. Pas un mot, pas un pet.

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par Céline Minard,
112 p., 13 €.
Copyright Rivages. En librairie le 2 janvier.
LE LIVRE Bacchantes par Céline Minard, 112 p., 13 €. Copyright Rivages. En librairie le 2 janvier.

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