Âmes. Histoire de la souffrance 1
Depuis La Meilleur Part des hommes, les romans de Tristan Garcia frappent tous par leur ambition structurelle et narrative. Le dernier en date, 7, une impressionnante fresque contemporaine, entrecroisait sept histoires avec maestria. Dans Âmes, l’auteur de Faber va encore plus loin. Le présent volume, de plus de 700 pages, est le premier volet d’une Histoire de la souffrance. L’affaire démarre quelque part il y a deux milliards d’années. Lorsque la vie fait son apparition sur Terre. On y suit d’abord un ver plat et incolore qui va de l’avant, à l’aveuglette, et se voit couper en deux.
Puis voici une victime et une proie, ennemi à la mâchoire implacable. S’élève ensuite une voix féminine, de celles « qu’on décide et qui ne décident pas ». Elle est la mère de deux fils. Des jumeaux impossibles à distinguer. L’Un et l’Autre. Avant qu’il ne soit question, sous la plume de Garcia, d’un roi anxieux et d’une prêtresse bleue, épouse de son frère dont il est jaloux. Des Yeux verts, d’un aveugle ou d’un ermite. Avec, à chaque fois, son lot de violence, de pouvoir et de domination. Plus que jamais, Tristan Garcia se montre un brillant raconteur d’histoires. Autant de fables hypnotiques qui ne cessent de surprendre et de faire voyager le lecteur à travers les siècles et les lieux.
Chapitre 1
NAISSANCE DE LA SOUFFRANCE Quelque part, il y a 2 milliards d’années
Ça n’a jamais vraiment commencé.
Il n’y a pas eu de fulgurance, misérable ou grandiose. Depuis son explosion, la matière entière avait dormi l’oeil fermé, d’un sommeil agité et inconscient ; rien n’assistait aux péripéties de la chaleur et de l’énergie, le monde n’était pas mort, il n’était pas vivant.
Il n’y avait pas de témoin, pas de miracle, rien de mieux que des causes et des effets ; peut-être qu’aucune loi ne les enchaînait. Tout était toujours différent. Le temps seul retenait ce qui s’était passé, conservait l’avant dans l’après et empêchait l’univers d’être instantané à chaque instant. Pour le reste, l’espace était déchaîné. Ce qui se trouvait anéanti ici restait ignoré là-bas : aucune solidarité. Toutes choses déchirées, liquéfiées, sublimées ou s’enflammant, l’univers variait. La nature n’existait pas, seulement des masses locales qui obéissaient à des principes différents, et à chaque échelle de la matière un royaume indépendant.
À la périphérie d’une lumière qui avait commencé à brûler, il se forma une chose grossièrement sphérique, agglomérat de roches entrées en collision et de poussière tournoyante, qu’auréolait une fine couronne de gaz turbulent, comme une boule de souffle : dans le monde à la fois sourd et muet depuis son explosion était apparu un trou d’air, et ce trou, c’était la Terre.
À la surface de la planète allaient et venaient du vent, de la couleur et du bruit, qui s’évanouissaient dans l’oubli. Rien ne respirait l’atmosphère de nitrate et d’oxyde de carbone, nul ne voyait les rayons filtrés par les épaisses volutes de fumée, personne n’entendait craquer de froid la croûte basaltique de lave figée dans le feu de l’action, entaillée de crevasses où prospéraient les congères de glace sèche. Du fond des océans alcalins à la cime des montagnes baignées de nuées acides, un nouvel élément volage a longtemps trémulé avant de se stabiliser et de devenir l’eau, l’eau de la pluie qui s’écrasait par gouttes lourdes comme les pierres, ruisselait, gonflait le fleuve et les mers qui pesaient contre la terre fracturée. À la fin des grands bombardements cométaires, tout a refroidi. De temps en temps, les parties solides de l’enveloppe, que le bouillon du magma forçait à s’écarter par un côté et à s’affronter par l’autre, tremblaient encore sous l’orage, et agitaient les étendues marines.
Dans l’océan, un milliard d’autres commencements se sont produits. Rien n’en est resté sauf ceci, qui a persisté un moment, s’est reproduit et a gagné en intensité : la vie, simple fracas régional dans le chaos général.
Vague cacophonie chimique de ce qui grouillait translucide parmi les couches liquides, avant d’être scindé, décomposé puis recomposé, ça a proliféré par embranchements, sans hasard ni logique d’ensemble, mais de proche en proche. Spectacle sans auteur, sans partition ni spectateur, la vie n’a été qu’un chahut de la nature terrestre.
C’était remuant, et ça ne souffrait pas. Aucun instant décisif n’a coupé le temps en deux, rien n’a fait basculer le monde d’un état d’insensibilité absolue au frémissement de la toute première sensation. La douleur n’a pas surgi de l’absence de douleur, soudaine, brève et violente, à la façon dont la foudre frappe : personne n’a souffert le premier.
De la mécanique du vivant a plutôt émané un bruit de fond, tel un bourdonnement, et du bourdonnement a émergé une ligne mélodique audible à elle-même : la sensibilité.
Peu à peu, dans la brume béate du sensible, quelques cellules ont accentué la différence entre leur concert de vie enzymatique et la surdité du monde environnant. À mesure que de l’énergie et de l’information s’échangeaient entre dehors et dedans, le frêle cloisonnement qui permettait de distinguer les deux camps s’est renforcé ; contre le monde, ça a commencé à être soi.
Au sein de quelques éponges, par vagues ionisées, des ondes de calcium ont diffusé leur message dans le brouhaha chimique ; à la façon dont les ridules se propagent dans l’eau agitée, les signaux confus ont progressé puis, comme le ressac après avoir heurté un obstacle, ils sont revenus au coeur de ces formes fragiles, spongieuses, et le soi s’est contracté : ça a réagi.
La vie a bâti un pont chimique sur l’abîme de la matière : petit à petit, le pont est devenu un barrage, opposant une résistance au flot des causes et des effets. Il s’est formé un arc réflexe, qui s’est enflammé ; cet arc de feu, c’était l’arc nerveux.
Un incendie intérieur s’est propagé dans la sensibilité engourdie. Mais rien n’était assez soi-même pour pouvoir l’éprouver. En vain, durant des milliers d’années, la souffrance a appelé.
Et puis quelque chose a répondu.
La vie, simple fracas régional dans le chaos général
Ça devient un ver
Chapitre 2
LE VER Quelque part, il y a 530 millions d’années
Quelque chose va.
Le courant lourd, lent, sourd des fonds marins le contrarie et le contraint, sans déformer la silhouette diaphane de son corps ovale et plat, qui ressemble à une gouttelette oblongue de moins d’un centimètre d’envergure, qui refuserait avec obstination de se dissoudre dans l’immense océan. Moelleuse mais tenace, la chose résiste à toutes les forces qui l’emportent, la compriment et la font dériver au gré des rivières sous-marines.
La chose flasque et résistante à la fois vit du mouvement vague des mers, varie mollement suivant la pression, le froid, le chaud et la densité du milieu.
Soudain le sol tremble, l’eau frémit, mais la chose tient et se redresse.
C’est un ver incolore, un ver plat qui dérive depuis quelques heures et qui effleure de l’extrémité de ses cils ventraux, au hasard des montées et des descentes, le sol noir sous la mer aveugle. Dans la confusion d’une nuée microbienne, le ver a déjà frôlé une éponge, les épines ou la sclérite d’un mollusque. Seul au-dessus des algues vertes et des coraux, à bonne distance d’autres formes de vie, il ouvre le chas de sa bouche et laisse s’engouffrer quelques particules de plancton dans l’impasse calfeutrée de son intestin. Ce qui y pénètre n’en sortira pas. Dénué d’anus, le ver va de l’avant à l’aveuglette. Au milieu marin opaque, il oppose son corps transparent qui se tient droit, avale et n’évacue rien, assimilant les aliments grâce à son seul boyau. Il ne chie jamais, il absorbe. Parfois il frissonne. Quelque chose de fort le parcourt, plusieurs dizaines de cellules sensibles sur son dos devinent du changement. Autour du gouffre étroit de sa bouche une série de flagelles tressaute, avant que la sensation ne le galvanise : l’électricité le traverse de bas en haut. Le filament qui vibre à la façon d’un feu follet l’agite et donne l’impression qu’il y a quelqu’un – à qui ? à lui seul.
Avec faiblesse et irrégularité, il se sent exister. De nouveau, la terre tonne et tremble : le ver flageole.
Le cul oblate et la tête en pointe, il se laisse porter, flotte, stoppe et se redresse. Il sait le haut du bas. Quand le milieu ondoyant le fait tourbillonner, le ver pointe dans la direction que lui indique une perle amyloplaste, ce minuscule statolithe qui remue au creux de son ventre dans un sac tapissé de poils innervés. Dès que l’animal accélère et perd le sens de l’orientation, la bille pèse à l’intérieur du sac, incurve quelques fibres auxquelles elle indique le sens de la gravité et qui transmettent l’information à la tête de l’organisme. Dans une amorce de cerveau, un bubon nerveux où se nouent toutes les ficelles sensibles, le ver se repère. Le bas, c’est là où il sent ; le haut, là où il sait.
Le ver sans cul a son orient.
Entre le néant plein d’en bas et le néant vide d’en haut, tout ce qui existe pour lui, c’est de l’eau. C’est de l’eau aux mille manières, au fond de laquelle il descend, s’aplatit et s’étend. Cilié à la surface du ventre, le ver se dirige dans un monde vif, stimulé sans cesse par un océan d’oscillations : à peine un cil vibre-t-il que son organisme entier devient solidaire de la vibration. Il éprouve l’impression fulgurante de l’unité. Il devient l’auteur, la scène et l’acteur d’un petit univers résistant qui échappe à l’univers, un théâtre autonome de sensations qui l’électrisent et le gouvernent : le ver est dans le monde, mais le monde est dans le ver.
La chose se sent infinie. Mille modulations du chant thermique, la mélopée de la pression sous-marine, le staccato frénétique de la salinité, le trouble, le glauque et la clarté jouent sur la corde de ses nerfs une musique qui chatoie. Et l’agrément de la ronde infinie, irrégulière, des variations de l’environnement lui suffit. Mou, doux et ferme à la fois, le ver va, doué d’une sensibilité infime.
Mais il suffit de sentir un peu pour croire qu’on sent complètement.
S’il se trouve averti que quelque chose s’oppose à lui, il se ressaisit et se contracte. La fois suivante, il se détournera de cette région où un corps adverse l’a contrarié dans sa danse. La douleur le prévient : la douleur sait. La chose nage, évite les obstacles urticants, crochus ou brûlants que ses cellules nerveuses lui signalent.
Minuscule impasse de la matière, maigre cloaque où brûle l’incendie de ses premières sensations, animé par une symphonie encore aphone, le ver éprouve une inquiétude primordiale. Il n’est pas seul. Tout autour de lui de la masse stagne ou rôde, et ça le menace. Cette masse, c’est le monde. Dans l’entrelacs nerveux
Lentement, comme si toute la nature muette hurlait à travers lui, la souffrance devient stridente dans l’espace confiné du ver
qui lui sert de tête, il le pressent à peine : rien ne conspire contre lui et il n’y a pas d’ennemi. Tout ce qui se trame tout autour, ce sont des enchaînements physiques, des réactions chimiques qui assemblent et qui désassemblent, qui construisent et qui détruisent en toute innocence. La masse universelle des corps néglige l’existence du ver, et à tout moment elle peut le crever et l’anéantir sans même le savoir.
Ni mal ni fatalité, quel est le malheur originel ? Que la sensation se trouve toujours prisonnière d’une partie trop fragile du tout.
Tu es bien peu de chose.
Petit paquet têtu d’expérience qui traverse son environnement indifférent, le ver se trouve à la merci du moindre événement contraire.
Encore une fois l’eau gronde, tremble et résonne. Près d’une faille volcanique qui entaille l’écorce de la planète, l’effondrement d’un palier sous-marin, sous le choc sismique, provoque un éboulis catastrophique. Commence un lent ballet chaotique et brumeux, au rythme des spasmes étouffés de la Terre, et s’ensuit une cascade poussiéreuse de hasards qui charrient des rocs granitiques de toutes sortes, amortis par les flots, dont s’éloignent après le premier choc quelques fragments de roche acérés. Un instant, ils demeurent en suspension dans les profondeurs obscures et mornes. Puis un petit éclat de granit parmi d’autres, aiguisé et sans raison, tranche la chose fragile au gré de sa dérive. Dans l’univers, ce n’est presque rien. Dans le ver, c’est la fin de tout.
La déchirure viole l’illusion dont ses nerfs l’enivraient.
Lentement, comme si toute la nature muette hurlait à travers lui, la souffrance devient stridente dans l’espace confiné du ver. D’abord entaillé à la surface de ses chairs, le ver sent le tissu musculaire crevé qui se répand en désordre, le méat qui se vide, qui dégorge le produit de sa digestion inachevée, et finalement les couches tissulaires laminées qui perdent toute leur tenue. Il est foudroyé par la dernière des douleurs. C’est la plus inutile, quand la destruction devient inéluctable mais qu’elle n’a pas encore eu lieu ; il n’y a plus rien à faire. Durant moins d’un centième de seconde, il endure une éternité d’horreur. Les cils hérissés, le voilà transpercé par un influx si fort qu’il le fait sentir plus vif que jamais au moment précis où il entre dans la mort. Seul témoin de son propre gâchis, le ver foudroyé se raidit. Coupé net en deux, il sent le haut qui fait défaut au bas, la tête qui manque à son cul.
Auparavant il y avait un ver, à présent il n’y en a pas tout à fait deux. Bientôt il n’y en aura plus du tout. Tu es détruit, tout est fini : la bouche ultrasensible couronnée de cils souples et élégants, l’unique organe qui t’ouvrait au vaste monde – cette bouche n’a plus de forme. La dentelle de ton épiderme lacérée, l’ordre harmonieux des milliers de cellules qui travaillaient à te fabriquer une vie, ce peu de vie qui était pour ellemême infinie, la disposition symétrique de ta silhouette larvaire, cette pelote de nerfs qui te servait d’esprit : oubliées, déjà. Quelque part loin de toi gît une autre partie de toi. L’intestin est béant ; bouche, ventre et tête ne communiqueront plus jamais.
Le ver n’est plus, tout est séparé. Une moitié devient le prédateur Une moitié devient la proie
Chapitre 3
JURAMAIA
Quelque part sur la Terre, il y a 160 millions d’années C’est un mammifère
L’autre bouge dans sa bouche. Puis, à mesure qu’elle l’avale, elle sent la petite masse de vie paniquée du lombric s’avouer vaincue, gigoter à l’intérieur de sa gorge encore enflammée par la faim. Enfin, écrasée par la rangée antérieure de ses dents hérissées comme autant d’éclats de roche irréguliers le long de sa mandibule, la chose à l’agonie, presque inerte, devient de la bouillie morte qui nourrit en elle la vie. Elle mord, elle mâche, elle mastique aux aguets et cesse un court instant d’avancer à couvert le long de la branche, du bras souple mais solide de l’arbre qui soutient le monde. À peine a-t-elle profité du sentiment fugace d’être rassasiée qu’elle se rétracte, inquiète, et guette l’ennemi. Le gros de son corps épouse la tige de la feuille lobée, grignotée aux entournures, à l’embranchement de laquelle elle se tient le dos rond – et sa queue tendue, fine et pointue, la multiplie par deux.
Peu rassurée par la pénombre forestière du monde humide qui l’enveloppe – un rien l’humilie, tout ou presque lui paraît plus grand qu’elle –, elle frétille du museau, et la barbiche de longs poils blancs clairsemés le long de sa mâchoire frémit, comme clignent les cils devant les yeux : la voilà prévenue du danger.
Il rôde quelque chose de grand.
Dans la forêt où naissent et s’élèvent toutes choses, à la hauteur des premières branches épaisses, noueuses, des arbres qui sont les piliers renversés du sol, qui le poussent et le repoussent, elle ne connaît jamais le repos. Ni brève ni longue, l’existence est inquiète et violente, parce qu’il n’existe pour l’animal rien de définitif, si ce n’est la mort. Tout juste née, déjà elle tremblait, elle chassait et elle était chassée. Chaque fois que la faim a été calmée par la nourriture, elle s’est endormie et la faim l’a réveillée.