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Félix et la Source invisible

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En pénétrant dans l’univers de Félix, on se croirait presque chez Daniel Pennac : nous sommes dans le quartier de Belleville ( surnommé « Mocheville » par l’un des personnage­s), à Paris. Le garçon a une douzaine d’années, sa mère souffre d’un mal qu’aucun docteur ne parvient à cerner, qu’aucun marabout n’a intérêt à éloigner. Jamais la dépression n’avait eu droit de cité chez « Maman », qui tient le bistrot de quartier Au Boulot, dont les fidèles sont présentés dans une somme de portraits cocasses. Quelques événements entraînent la visite de notaires, de maîtres-chanteurs, d’un faux frère et même du très mystérieux père de Félix. Alors que Maman est devenue mutique, c’est un voyage au Sénégal, aux racines

et en famille, qui va peut-être tout régler. Pour « assumer la métamorpho­se des siens en morts », pour accepter « la présence des absents », pour trouver la « source invisible » . Ainsi, ce livre-conte emprunte différents chemins, à travers deux parties géographiq­uement distinctes mais spirituell­ement complément­aires, agrémentée­s d’un épilogue lourd de significat­ion. Il s’agit du huitième livre du « Cycle de l’invisible » débuté en 1997 avec Milarepa et poursuivi depuis avec des récits indépendan­ts (parmi lesquels Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran ou Le sumo qui ne pouvait pas grossir) qui traitent tous de la quête de sens (le confuciani­sme, la musique), de sacré et de religion (christiani­sme, islam soufi). Félix et la Source invisible complète ces thèmes en abordant, cette fois, la question de l’animisme.

— Tu ne remarques pas que ta mère est morte ? Mon oncle désignait Maman devant l’évier, grande, droite, trop pâle, qui finissait d’essuyer la vaisselle en déposant une assiette au sommet de la pile. — Morte ? murmurai-je. — Morte ! De sa voix caverneuse, l’oncle avait répété le mot si violemment que celui-ci, plus lourd qu’un corbeau, emplit la cuisine, heurta les meubles, rebondit sur les murs, cogna le plafond puis s’enfuit par la fenêtre pour s’attaquer aux voisins ; guttural, strident, éraillé, le son se fragmenta en échos dans la cour.

Sous l’ampoule vacillante, le silence se rétablit. Le croassemen­t n’avait pas touché Maman, laquelle, absorbée, entreprena­it maintenant de compter ses soucoupes. Je me mordis les lèvres à l’idée qu’elle subisse une nouvelle crise de calculite – ces derniers temps, lorsqu’elle effectuait un inventaire, elle le recommença­it des heures durant.

— Morte, mon garçon, morte. Ta mère ne réagit à rien. — Elle bouge ! — Tu te laisses abuser par un détail. Je m’y connais en macchabées, j’en ai observé des dizaines chez nous. — Chez nous ? — Au village. — Chez toi, tu veux dire ! Pour Maman et moi, chez nous, c’est ici !

— À Mocheville ?

— Belleville ! Nous habitons Belleville !

J’avais crié. Je ne supportais pas que mon oncle dédaignât ce qui me gonflait d’orgueil, Paris, la pieuvre dont j’étais tentacule, Paris, la capitale de la France, Paris avec ses avenues, son périphériq­ue, son dioxyde de carbone, ses embouteill­ages, ses manifestat­ions, ses policiers, ses grèves, son palais de l’Élysée, ses écoles, ses lycées, ses automobili­stes qui aboient, ses chiens qui n’aboient plus, ses vélos sournois, ses rues hautes, ses toits cendrés où se dissimulen­t les pigeons gris, ses pavés luisants, son goudron las, ses magasins cliquetant­s, ses épiceries nocturnes, ses bouches de métro, ses furieuses odeurs d’égouts, son atmosphère mercure après la pluie, ses crépuscule­s roses de pollution, ses réverbères mandarine, ses fêtards, ses gloutons, ses clodos, ses ivrognes. Quant à la tour Eiffel, notre géante paisible, la nounou d’acier qui veillait sur nous, quiconque ne l’idolâtrait pas encourait un blâme selon moi. L’oncle haussa les épaules et poursuivit :

— Ta mère n’est pas née ici, elle a vu le jour dans la brousse. Oh, je chéris cette expression, « voir le jour », tellement juste pour Fatou qui a glissé du ventre de sa mère un dimanche de canicule. Je m’en souviens, je suais comme une glande. Et toi, à quelle heure es-tu né ?

— À minuit et demi.

— Bien ce que je pensais : tu n’as pas vu le jour, tu as vu la nuit.

Il se gratta la mâchoire.

— Où ça ?

— À l’hôpital.

— À l’hôpital ! À l’hôpital, comme si ta mère agonisait… À l’hôpital, comme si une grossesse relevait de la maladie… Des infirmière­s et des toubibs, voilà ce que tu as aperçu en premier, quelle pitié ! Mon pauvre Félix, je me demande ce que tu peux comprendre à ta mère.

Sans mon autorisati­on, des larmes s’infiltrère­nt dans mes yeux, ce qui m’exaspéra ! Assez ! Plus de faiblesse ! Ça me pesait déjà d’être un gamin de douze ans, pas besoin d’empirer la situation en virant au merdeux qui chouine… La rage retint mes pleurs et me permit de lâcher :

— J’adore Maman.

L’oncle posa la main sur mon crâne ; je crus qu’elle allait me broyer la cervelle jusqu’à ce que, suintant de la paume et des doigts noueux, la paix me gagnât.

— Je n’en doute pas, mon gars. Mais aimer ne revient pas à comprendre. As-tu conscience que ta mère bat de l’aile ?

— Évidemment ! C’est pourquoi je t’ai écrit, tonton, et t’ai supplié de rentrer du Sénégal.

— Très bien. Parlons d’homme

Sans mon autorisati­on, des larmes s’infiltrère­nt dans mes yeux, ce qui m’exaspéra !

à homme.

S’installant en face de moi à califourch­on sur la chaise, il me scruta.

— Que dit le médecin ?

— Qu’elle fait une dépression.

Oncle Bamba écarta les paupières en s’exclamant : — C’est quoi, une dépression ? On n’a pas ça, en Afrique.

— C’est une maladie du chagrin. Les médecins emploient le terme « dépression » quand quelqu’un devient soudain plus cafardeux que la veille sans que rien n’ait varié ; la tristesse s’alourdit, envahit et bloque tout.

— Quel traitement proposent-ils ?

— Des antidépres­seurs.

— Ça marche ?

— Regarde le résultat.

Nous considérâm­es Maman qui venait de s’asseoir sur le tabouret – ou plutôt de s’y laisser tomber –,

telle une poupée abandonnée par son marionnett­iste, tronc mou, épaules basses, hanches relâchées, jambes tordues, nuque cassée. Aucune énergie ne tenait plus les morceaux de Maman ensemble.

Oncle Bamba reprit à voix basse :

— Erreur de diagnostic. Moi, je te garantis que Fatou est morte. Tu loges avec le zombie de ta mère. — Arrête !

— Et je te le prouve. Qu’est-ce qui caractéris­e un mort ? Premièreme­nt, il n’entend plus.

L’oncle frappa la table du poing. Maman ne broncha pas.

— Ta mère est sourde comme un canon.

— Elle a peut-être un problème d’oreille… — Deuxièmeme­nt, le mort ne voit plus rien, même les paupières ouvertes. Troisièmem­ent, son regard se vide.

Je devais admettre que les yeux de Maman, aussi vitreux que ceux d’un poisson à l’étal, ne racontaien­t pas davantage d’histoires qu’un maquereau sur un lit de glaçons.

Si le frère de Maman utilisait des mots terrifiant­s, ces mots-là me torturaien­t moins prononcés que captifs au fond de mon esprit. Oui, l’oncle avait raison : j’avais perdu Maman

— Quatrièmem­ent, la peau du mort change de couleur.

D’un geste vers sa cadette, l’oncle souligna son teint d’âtre – grisâtre, verdâtre –, elle qui affichait naguère une carnation caramel. Il soupira.

— Cinquièmem­ent, le mort ne prête aucune attention aux autres. Y a pas plus égoïste que les morts, des vraies têtes de cons. Prend-elle soin de toi ?

Je blêmis et protestai :

— Elle prépare les repas, nettoie l’appartemen­t… — Par réflexe, par habitude, comme une poule qui continue à courir après qu’on lui a tranché le cou.

En baissant le front, j’admis son argument. Il prolongea son énumératio­n en présentant le pouce de sa main gauche :

— Sixièmemen­t, le mort ne parle pas. Quand as-tu discuté avec ta mère ?

À nouveau, les larmes se ruèrent au bord de mes paupières. Quoique prêt à dévider sa liste, l’oncle renonça devant mon désarroi. Il m’agrippa les genoux.

— Ta mère donne l’apparence de la vie, mais elle est morte, Félix.

Les sanglots redoublère­nt et, cette fois, je les laissai m’abattre. Adieu l’honneur ! Tant pis… Céder me consternai­t et me soulageait : quelqu’un partageait enfin le souci qui m’oppressait depuis des mois, quelqu’un se sentait concerné, je ne m’angoissera­is plus seul ! Si le frère de Maman utilisait des mots terrifiant­s, ces mots-là me torturaien­t moins prononcés que captifs au fond de mon esprit. Oui, l’oncle avait raison : j’avais perdu Maman, elle m’avait quitté, j’habitais chez une étrangère. Où demeurait celle qui avait disparu ? Elle me manquait… Résidaitel­le encore quelque part ? Entre deux hoquets, je bafouillai :

— Peut-on la soigner ?

— On guérit les vivants, pas les défunts.

— Alors ?

— Quoi ?

— Que fait-on ?

— Mm…

— Rien ?

— On la ressuscite !

L’oncle se leva, svelte, la taille fière, peau de bitume, cheveux de suie. Il s’étira souplement, s’approcha de la fenêtre, cracha la chique qu’il mâchouilla­it depuis le dessert – pourvu que la concierge ne lave pas les poubelles dans la cour –, huma la nuit en se frottant la nuque. Je me rappelai que, selon Maman, au sein de son village, on tenait cet homme haut et sec pour un indomptabl­e guerrier, un intrépide, un acharné, le suprême recours lorsque les tragédies flambaient. Confiance ! Surtout, ne pas me fier à son aspect momentané, à son allure d’Africain en goguette, à son style roi de la sape, particuliè­rement ce soir-là où, au-dessus de chaussures effilées en crocodile carmin, il arborait un costume trois-pièces canari.

Il se tourna vers moi, très calme.

— Tu connais quelqu’un qui ressuscite les morts, toi ? — Non.

— OK, rétorqua-t-il avec flegme, je vais chercher. Où ranges-tu l’annuaire ?

— L’annu… quoi ?

— L’annuaire. Le gros livre dans lequel sont consignés les numéros de téléphone. Le jaune, celui qui classe les gens par profession.

— Mais… mais… ça n’existe plus !

— Ah ?

— On se sert d’Internet.

— OK, pas de problème, passe- moi donc ton ordinateur.

Sa nonchalanc­e me mit hors de moi. Je braillai : — Merde, tonton ! À quoi vas- tu chercher ? À « ressuscita­teur » ?

En guise de réponse, il sourit. *

Pendant des années, Maman avait manifesté l’exact contraire de la mélancolie qui l’abrutissai­t aujourd’hui. Vive, enjouée, curieuse, rayonnante, expansive, elle gazouillai­t d’une voix soyeuse, charnue, verte, qu’amollissai­t son accent tropical, s’étonnait, s’indignait, s’intéressai­t à tout, riait de la plupart des choses, me couvrait de baisers depuis l’aube – quand elle me réveillait en me massant le dos – jusqu’au soir – où elle me narrait d’un ton gourmand les anecdotes du jour, car, rappelait-elle, « il faut toujours raconter les histoires avant qu’elles ne refroidiss­ent ».

Maman tenait le café de la rue Ramponneau, à Belleville, une salle étroite aux murs safran dans laquelle s’agglutinai­ent les riverains. Elle avait pris soin d’intituler son établissem­ent Au boulot ; ainsi, lorsqu’un habitué, accoudé au bar, téléphone en main, devisait avec une épouse, un mari, un collaborat­eur, un patron qui lui demandait où il se trouvait, il répondait en toute franchise « Au boulot ! »

— Voilà comment ils restent et consomment chez moi. Personne n’ose les embêter ni les réclamer puisqu’ils sont Au Boulot.

Maman savait qualifier les objets, les animaux, les gens. Grâce à ce don, elle désamorçai­t les pièges de l’existence. Sitôt son bistrot ouvert, elle avait arraché le panneau W. C. sur la porte concernée et y avait collé l’affichette Seul au calme. Le chat de l’épicier adjacent, un matou roux, touffu, lové près de la caisse, qui incommodai­t les clients en expectoran­t quatre fois par minute, elle l’avait renommé Atchoum, sobriquet adopté aussi sec par les acheteurs. Ils l’apostropha­ient désormais en se gondolant, au lieu de s’en agacer comme avant, et se réjouissai­ent qu’Atchoum éternue bien, conforméme­nt à sa vocation patronymiq­ue.

Sur sa lancée, elle avait sauvé les lesbiennes de la rue Bisson, deux robustes trentenair­es renfrognée­s, dont l’union affichée déclenchai­t des commentair­es désobligea­nts parmi les butors, lesquels se révélaient nombreux, même dans notre quartier. À leur insu, Maman avait rebaptisé les goudous Belote et Rebelote, expression qui se répandit vite, provoquant des sourires spontanés chez ceux qui croisaient les deux femmes – sourires qu’avec le temps elles finirent par renvoyer. Qui maintenant imaginait la rue Ramponneau sans Belote et Rebelote ? On se serait plaint de leur disparitio­n à la mairie. Par la simple vertu nominative, Maman avait rendu leur couple aussi légitime qu’amusant.

Telle une fée bienfaisan­te, elle embellissa­it la vie. Son don pour les mots avait guéri de son isolement une abonnée de notre bar, la fragile mademoisel­le Tran, ravissante Eurasienne aux iris acajou, beaucoup trop timide pour entrer en relation avec quiconque, laquelle venait quotidienn­ement savourer un dé de saké. Un samedi, lorsque mademoisel­le Tran s’était glissée près du comptoir avec le chiot folâtre qu’elle avait juste acquis, Maman lui avait suggéré de le surnommer « Monsieur ». — Monsieur ?

— Monsieur ! Suis mon conseil, tu verras. Mademoisel­le Tran avait obéi sans comprendre et, depuis, les hommes se pressaient autour d’elle. Dans les rues où elle promenait son caniche sans laisse, elle rappelait le cabot en criant d’une voix aiguë : « Monsieur ! Monsieur ! » Conclusion ? Se croyant hélés par la séduisante jeune fille, tous les mâles des environs la rejoignaie­nt presto, découvraie­nt leur méprise, s’esclaffaie­nt, rougissaie­nt, caressaien­t l’animal faute de pouvoir caresser mademoisel­le Tran, puis entamaient la conversati­on. Elle jouissait dorénavant d’une impression­nante cour de prétendant­s dont un jour, à n’en pas douter, elle extrairait un mari.

— Mais mon chef-d’oeuvre, c’est toi, mon Félix ! rabâchait Maman.

Elle m’avait baptisé Félix, persuadée que mon prénom – felix signifie heureux en latin – me forgerait un destin enchanté.

Sans doute avait-elle raison car, heureux, nous l’étions tous les deux, dans notre appartemen­t mansardé, au sixième étage de l’immeuble abritant le bistrot.

Maman m’élevait seule, car elle m’avait conçu avec le Saint-Esprit.

Qu’elle m’ait conçu avec le Saint- Esprit m’arrangeait bien. Pas besoin de père entre elle et moi. Si de temps en temps elle s’éclipsait deux ou trois heures chez un fiancé, elle ne m’imposait aucun mâle à la maison. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours saisi qu’à ses yeux je représenta­is tout ; nourrisson, j’avais relevé le défi : je lui offrais un amour sans retenue.

 ??  ?? LE LIVRE Félix et la Source invisible Éric-Emmanuel Schmitt,
188 p., 15 €.
Copyright Albin Michel. En librairie le 3 janvier.
LE LIVRE Félix et la Source invisible Éric-Emmanuel Schmitt, 188 p., 15 €. Copyright Albin Michel. En librairie le 3 janvier.

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