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Emmanuel le Magnifique

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Emmanuel Macron inspire diversemen­t. Dans son portrait psychologi­sant, Un jeune homme si parfait, Anne Fulda frôlait l’hagiograph­ie. Plus récemment, Yann Moix, dans son essai Dehors, et Michel Onfray, dans ses pamphlets mis en ligne, réactivaie­nt une tradition bien française : la mazarinade au lance-flammes. Ayant trop d’expérience pour tomber dans la fascinatio­n ou la répulsion, Patrick Rambaud opte pour une troisième voie : caricaturi­ste pince-sans-rire ou chroniqueu­r détaché, il se situerait entre Sem et Bernard Frank. Après « Nicolas le Flambard », le temps de six livres (mine de rien !), et « François le Petit » pendant deux suites, Rambaud s’attaque

à « Emmanuel le Magnifique » comme un chat viendrait chatouille­r quelque souris en peluche. Dès les premières pages, proposées ici en avant-première, on sent qu’il ne mordra pas réellement, que tout cela n’est qu’un jeu, un passetemps. L’ironie est, malgré tout, bien présente. Brigitte Macron, par exemple, appréciera- t- elle d’être dépeinte en « baronne d’Auzière », « beauté de province […] à la charmante vulgarité que soulignaie­nt des yeux coquins », « fille d’un puissant confiseur des Hauts-deFrance qui oeuvrait depuis cinq génération­s et avait acquis la noblesse pâtissière » ? On doute qu’après un tel livre Rambaud soit nommé consul de France comme le fut Philippe Besson. Tant pis, tant qu’il a la noblesse romancière…

Chapitre premier

L’enfance d’un chef. – Vivre dans les romans. – La baronne d’Auzière. – Découverte de la scène. – La marque indélébile des Jésuites. – Comment le Prince fut imprégné par leur politique. – Manette et les bienfaits de l’âge. – Ses vieux maîtres. – Un adolescent d’autrefois. – Brillant parcours scolaire et amours clandestin­es. – « En route ! »

Le Prince était solitaire et en même temps affable. Ainsi était-il fait. Il n’avait jamais été enfant. Il n’aimait guère ses congénères, trop simplistes et brutaux, même s’il participai­t à leurs jeux avec une belle humeur ; c’était sans doute pour ne point les blesser. Il préféra très tôt la compagnie des livres, autrement doux et vivants, et voyait dans une bibliothèq­ue cette jungle qui réunissait à travers les temps tous les savoirs et tous les plaisirs. Le jeune Prince appréciait en silence la vie immobile d’Amiens, dans la confortabl­e maison en briques de sa famille de médecins, rue Gaulthier-de-Rumilly, au coeur du paisible quartier d’Henriville. À deux ans, son père le surprit plusieurs fois avec à la main un volume tiré de ses rayons, comme s’il allait le lire, mais où il se contentait de glisser entre les chapitres un crayon en guise de marque-page ; il l’avait vu faire chez ses parents ; par cette singerie enfantine il savait déjà le culte des apparences. À trois ans, gamin blond aux boucles rebelles, enfoncé au creux d’un canapé brun, il feuilletai­t avec une attention furieuse les aventures de Titi et Grosminet. Deux ans plus tard il avait appris à lire et se perdait dans des bouquins affriolant­s qui lui offraient des voyages.

Récemment, une gazette du matin interrogea ses lecteurs pour connaître leur vigilance, et comment ils combattaie­nt les addictions de leurs enfants à la marijuana, à l’alcool ou au smartphone. Nous avons retenu la réponse de Mme Annie G., une retraitée de Villebon-sur-Yvette :

J’ai une petite fille de quatorze ans qui est accro à la lecture. Ça pourrait devenir un problème : elle y passe plus de trois heures par jour et lit parfois en cachette. On l’oblige à faire d’autres choses. Il faut lui dire stop.

Eh bien, notre Prince souffrait de ce même mal, boulimique des mots auxquels il conférait une sorte de vertu. Cette affreuse dépendance l’emmena loin. Ne l’entendit- on point avouer : « J’ai appris chez Colette ce qu’est un chat ou une fleur, et chez Giono le vent froid de la Provence et la vérité des caractères… » Cette lamentable perversion semblait incurable, et le garçon s’identifia bientôt aux misérables héros des romanciers d’un siècle révolu. Ceux-là, ennuyés par leur province trop contenue, songeaient à fuir pour chercher fortune à Paris. En pensée, donc, notre Prince quittait le Nogent de Frédéric Moreau ou le Verrières de Julien Sorel. À chaque fois, chez Flaubert, chez Stendhal, ces jeunes ambitieux séduisaien­t une femme mariée et en devenaient amoureux à s’en rendre malades. Dans Le Rouge et le Noir, Mme de Rênal était l’épouse du maire qui s’était enrichi dans le commerce du fer ; Julien étudiait la théologie et le latin, il devint le précepteur des enfants. Mme de Rênal, ancienne élève du Sacré-Coeur de Besançon, un couvent jésuite, se laissait courtiser par le jeune homme et semblait rajeunir à son contact. « Hélas ! lui répétait-elle, j’ai dix ans de plus que vous ! Comment pouvez-vous m’aider ! » Cette idée l’opprimait et elle refusait les projets. « Ah ! si j’avais été plus jeune ! » s o u p i r a i t Mme Arnoux dans L’Éducation sentimenta­le. Les deux femmes s’intéressai­ent néanmoins de près à cette émouvante proximité. « Mme de Rênal trouvait la plus douce volupté morale à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. »

Le Prince avançant en âge et en lectures rencontra M. André Gide, un écrivain diabolique qui lui convenait au tempéramen­t et lui soufflait habilement à l’oreille : « Les bourgeois honnêtes ne comprennen­t pas qu’on puisse être honnête autrement qu’eux. » Et ce maudit écrivain déroulait les preuves de ses dires tout au long des Faux-monnayeurs où, encore une fois, un jeune garçon, Vincent Molinier, se glisse dans le lit de Lady Griffith, plus âgée et plus experte que lui : « Elle se penchait avec un instinct d’amante et de mère au-dessus de ce grand enfant qu’elle prenait tâche de former. Elle en faisait son oeuvre, sa statue. » Lilian Griffith, femme d’un Anglais demeuré en Angleterre, libre de ses envies et de ses humeurs, pouvait être franche avec ses amoureux et elle prévenait Vincent : « Ne va pas t’imaginer, parce que je me suis donnée à toi, que tu m’as conquise. Persuade-toi de ceci : j’abomine les médiocres et je ne puis aimer qu’un vainqueur. Si tu veux de moi, que ce soit pour t’aider à vaincre. Mais si c’est pour te faire plaindre, consoler, dorloter…

Persuade-toi de ceci : j’abomine les médiocres et je ne puis aimer qu’un vainqueur

autant te le dire tout de suite : non, mon vieux Vincent, ce n’est pas moi qu’il te faut. » Plus loin dans le roman elle insistait : « Je veux bien jouer avec toi ; mais francjeu ; et, je t’en avertis, c’est pour te faire réussir. Je crois que tu peux devenir quelqu’un de très important, de considérab­le ; je sens en toi une grande intelligen­ce et une grande force. Je veux t’aider. »

Quand le jeune Prince rencontra la baronne d’Auzière, elle avait vingt-trois ans de plus que lui et des enfants de son âge. Et après ? Quelle importance ? Un quart de siècle séparait Mme de Staël de son jeune second mari, et Mme du Deffand tomba amoureuse d’Horace Walpole plus jeune qu’elle de vingt ans ; l’archéologu­e Max Mallowan avait quinze ans de moins qu’Agatha Christie. L’épouse de Raymond Chandler était largement son aînée et Jean-Jacques Rousseau appelait maman Mme de Warens.

La baronne d’Auzière était une beauté de province telle qu’on en dénichait dans les romans, avec une frange blonde qui lui donnait un air déluré, et une charmante vulgarité que soulignaie­nt des yeux coquins. Elle s’identifiai­t alors à Mme Bovary parce qu’il fallait bien rêver pour voler au loin, mais, ajoutait-elle aussitôt afin de corriger les mollesses de cette épouse de papier qui s’embêtait en Normandie, elle chantait le sombre Maupassant ou ce M. Baudelaire aux cheveux coupés en brosse et teints en vert, punk un siècle trop tôt, lequel plastronna­it dans les salons littéraire­s pour qu’on le remarquât, mais nul ne prêtait attention à l’extravagan­t au coude posé sur la cheminée.

Mme d’Auzière était la fille d’un puissant confiseur des Hauts-de-France qui oeuvrait depuis cinq génération­s et avait acquis la noblesse pâtissière, posant des armoiries gourmandes aux devantures de ses échoppes, macarons d’or sur fond de gueule. Comme la Mme de Rênal de Stendhal, elle étudia chez les religieuse­s du Sacré-Coeur, sans en avoir la stricte allure car plutôt vêtue à la mode au dehors de l’école, c’était à dire en jupes courtes qui montraient les jambes ; vite mariée pour, croyait-elle, savourer son indépendan­ce, elle suivit son bougre d’époux de banque en banque, car c’était son métier de remuer l’argent, puis un jour, comme elle était revenue en Picardie, elle découvrit les bienfaits d’enseigner et s’y jeta par vocation tardive, apprenant le français et le latin aux élèves bourgeois du collège jésuite de La Providence, à Amiens, lesquels adoraient sa liberté de ton. Elle se mêla aussi de mise en scène puisque les Jésuites, dès leurs premières écoles, poussaient le théâtre comme une nécessité afin de mieux comprendre le monde. Là, elle croisa le destin du Prince.

À quinze ans, en classe de seconde, celui-ci sortait d’une courte période mystique et s’était fait baptiser sur le tard, mais il se consacrait désormais avec une même ferveur à la scène et à la littératur­e. Il espérait se lancer dans un roman épistolair­e et baroque à propos des Incas ; appuyé sur les récits d’un voyage au Pérou de ses parents, il voulait raconter l’assassinat de cette civilisati­on par les conquistad­ores. Il y travaillai­t en secret mais n’en fut point satisfait. S’il mit certains dans la confidence de son projet, aucun ne put lui dire qu’on ne construisa­it pas une telle histoire sur un anachronis­me : il était en effet impossible à quiconque d’imaginer l’Inca s’asseoir à une table de bureau pour écrire des lettres non postées qu’on découvrira­it plus tard. Peut-on imaginer Anne d’Autriche composer le numéro de d’Artagnan sur son smartphone ? Peut-être en mode burlesque, comme Max Linder dans son Étroit mousquetai­re, mais le projet du Prince se refusait au comique.

Pour l’heure, il était doux, plaisant, excellait dans toutes les matières. À la fin de 1993, il tint le rôle-titre de L’Épouvantai­l d’après M. Jean Tardieu, au club de théâtre de La Providence qu’avait monté la baronne d’Auzière et où elle opérait. C’était un jeune garçon bien fait, mince, châtain clair, d’une physionomi­e assez agréable qui promettait beaucoup d’esprit et qui n’était pas trompeuse. L’esprit était orné ; beaucoup de lectures et de mémoire, le débit éloquent, naturel, choisi, facile, l’air ouvert et humble, de la grâce au maintien et à la parole toujours assaisonné­e d’un sel fin, souvent piquant, et d’expression­s mordantes qui frappaient par leur singularit­é, souvent par leur justesse. Toujours sur les échasses pour la morale, la plus rigide probité, le débit des sentences et des maximes. Toujours le maître de la conversati­on et souvent des compagnies qu’il avait choisies, relevées, et les meilleures. Il parlait beaucoup, et beaucoup trop, mais si agréableme­nt qu’on le lui passait.

La baronne aborda le jeune homme en costume d’épouvantai­l que l’on venait d’applaudir :

— Vous voulez être écrivain, Emmanuel ?

— Oui, Madame.

— Et vous aimez le théâtre, je l’ai compris en vous voyant si exalté en scène…

C’était un jeune garçon bien fait, mince, châtain clair, d’une physionomi­e assez agréable qui promettait beaucoup d’esprit et qui n’était pas trompeuse

— Oui, Madame.

— Eh bien, j’ai une propositio­n à vous faire.

— Je vous écoute, Madame.

— Pour une prochaine représenta­tion nous avons retenu L’Art de la comédie d’Eduardo De Filippo… — Excellente idée.

— Oui, mais il y a un hic. Je voudrais que ma fille Laurence y ait un rôle.

— Bien sûr. Je connais Laurence…

— Or, dans cette pièce, il n’y a pas de rôle féminin.

— Ennuyeux, Madame.

— Et si nous écrivions ensemble une ou deux scènes supplément­aires qu’il s’agirait d’intercaler dans l’ensemble sans en changer l’esprit ?

— Cela semble possible. L’associatio­n entre la baronne et le Prince se noua ainsi. En dehors des heures de cours ils construisi­rent une complicité d’abord intellectu­elle qui dériva ensuite vers des liens plus forts. Où qu’il fût, le Prince attirait à lui par ses manières policées et heureuses, mais avec la baronne, qui lui inspirait un vent de liberté, il y eut très vite un rapport d’égal à égal fort plaisant. Entre-temps, notre prodige fut lauréat du concours général en français et obtint un prix de piano au conservato­ire d’Amiens. L’aventure entre la maîtresse d’école et son élève se prolongea en se fortifiant. Cela se passait à La Providence, que les connaisseu­rs appelaient « La Pro », un ensemble scolaire du boulevard de Saint-Quentin, reconstrui­t au lendemain de la dernière guerre, terribleme­nt jésuite, donc austère, qui sanctifiai­t le goût du travail, inscrit dans sa devise : « Être, agir, réussir, grandir. »

Les Jésuites ont toujours construit leurs écoles comme des casernes. Ce sont le plus souvent des blocs gris et carrés, sans grâce, car la richesse ne se montre pas ; rien de pompeux dans la décoration, aucune joliesse, la force des discours supplantai­t l’architectu­re. Il s’agissait seulement de fabriquer des notables influents et actifs. Les Jésuites rejetaient le désert et la voyante humilité des Cistercien­s, la bure des Capucins, la robe blanche des Dominicain­s : rien ne devait les distinguer des prêtres ordinaires. Aimables, jamais tristes, calmes, impassible­s dans la bourrasque, les Jésuites se contentaie­nt d’observer et de séduire avec un talent secret pour le spectacle. Ils cherchaien­t simplement à ne pas être vus pour mieux se fondre dans la diversité, marins avec les marins, affligés avec les affligés, obéissants et discipliné­s comme des soldats. À quoi reconnaiss­ait-on un jésuite ?

On ne le reconnaiss­ait pas.

C’était sa force. Ces hommes en noir avaient un modèle, Ignace de Loyola qui les avait inventés, un hidalgo raide, aux joues creuses d’un personnage du Greco. À cette image, la Compagnie de Jésus naquit comme un ordre militaire. Au Pays basque, le château de Loyola ressemblai­t à une ferme austère en briques et en marbre. On n’y entendait pas de rires, on n’y vivait point dans la joie. Ignace aimait les armes mais il priait la Vierge avant un duel. Cotte de cuir, rapière au côté, il multipliai­t les frasques et penchait pour la gaudriole ; d’abord page à la cour du roi d’Aragon, il lisait Amadis de Gaule pour rêvasser, versifiait sur saint Pierre et regardait les dames, puis il entra à la cour du vieux roi de Navarre, région annexée à la Castille de Charles Quint…

Quand les troupes de François Ier envahissen­t la Navarre en 1521, Ignace recrute des Basques et devient leur capitaine dans Pampelune assiégée. Fidèle jusqu’à l’abnégation, têtu, il refuse de capituler mais un boulet et les éboulis du rempart brisent sa jambe. Des chirurgien­s français lui donnent les premiers soins avant de le renvoyer à Loyola où d’autres médecins lui recassent la jambe pour en ajuster les morceaux. C’en était fini des batailles, Ignace aura toujours une jambe plus courte que l’autre. Le convalesce­nt réclame des romans de chevalerie. Il n’y en a pas. On lui donne à la place une vie des saints du dominicain Jacques de Voragine : cette Légende dorée est un catalogue des horreurs endurées par les saints du calendrier. Voici sainte Christine qui continue à parler après qu’on lui a arraché la langue, voici sainte Agathe roulée sur des charbons ardents, et les yeux enlevés de saint Léger, et saint Barthélemy écorché vif… Quand Ignace referme le livre, il sait. Il sera un saint.

Aussitôt il devient un ascète et il a des visions. Germaine de Foix, la dame de ses pensées, se confond à la Vierge et lui apparaît : « Ignace, dit-elle, tu vas lever une armée au nom de mon fils ! » Avant d’obéir, il s’habille en pèlerin à Montserrat et se consacre à Dieu. Où est-elle, l’armée qu’il doit lever ? Il la réunira à Salamanque et à Paris. Après mille péripéties, Ignace retourne à l’école, pendant neuf ans il apprend le latin et la grammaire à Barcelone, et, poussant un bourricot chargé de livres, il arrive au Quartier latin en même temps que Maître François Rabelais. Il s’enferme au pouilleux et sévère collège de Montaigu et commence à persuader des Castillans, des Portugais, des Navarrais qu’il va commander.

Quand il compte sept disciples convaincus par ses prêches, sûrs, dévoués, Ignace les réunit et leur annonce sur le ton d’un ordre sans appel :

— Venez, c’est le jour.

— Le jour de quoi ?

— Le jour où nous allons lancer notre projet.

— Nous te suivons, mais pour aller où ?

— Vous verrez bien. Allez ! En marche !

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par Patrick Rambaud,
260 p., 16,50 €.
Copyright Grasset. En librairie le 9 janvier.
LE LIVRE Emmanuel le Magnifique par Patrick Rambaud, 260 p., 16,50 €. Copyright Grasset. En librairie le 9 janvier.

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