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LUC FERRY

Les mots de la philosophi­e

- LUC FERRY

Quasiment absentes du monde aristocrat­ique selon Tocquevill­e, elles deviennent les passions les plus puissantes dans l’univers de l’égalité démocratiq­ue. Car c’est toujours sur fond d’égalitaris­me que les différence­s suscitent l’envie et la jalousie. Elles se ressemblen­t, mais ne sont pourtant pas identiques.

La jalousie n’est pas toujours liée à l’envie comme, par exemple, quand on dit de quelqu’un qu’il est « jaloux de ses prérogativ­es », qu’il « défend jalousemen­t son territoire », etc. On peut être jaloux d’un autre, mais pas forcément par envie, plutôt parce qu’il vous enlève quelque chose ou quelqu’un : Paul est jaloux de l’amour que Lucie éprouve pour Pierre. Mais Paul n’envie pas forcément Pierre pour ce qu’il est, ou plutôt s’il l’envie, c’est seulement parce qu’il voudrait être avec Lucie qu’il aime désespérém­ent.

On dira que cela rapproche ces deux passions. Sans doute, mais sans les rendre pour autant tout à fait synonymes. Selon une idée que Rawls emprunte à Tocquevill­e, il faut se méfier comme de la peste de ce poison des relations sociales qu’est l’envie. Car c’est elle qui pourrait faire capoter le système politique même le plus juste et le plus rationnel.

Il n’est pas impossible, en effet, qu’au nom de ce fléau certains en viennent à préférer une société dans laquelle ils seront moins bien lotis, du moment que ceux qui ont plus seront mis à terre et leur arrogance enfin foulée aux pieds. Considérez la question suivante et vous pourrez savoir si l’envie vous habite ou non : préférez-vous

gagner 20 000 euros par an dans une société où le plus riche perçoit 100 millions, ou n’en gagner que 15 000 dans une société où le plus riche ne touche qu’un million ? L’envie fait en général préférer la seconde solution à la première.

Comme l’écrit Rawls dans sa Théorie de la justice : « Nous pouvons définir l’envie comme la tendance à éprouver de l’hostilité à la vue du plus grand bien des autres, même si leur condition plus favorisée que la nôtre n’ôte rien à nos propres avantages. Nous envions ceux dont la situation est supérieure à la nôtre [...] et nous voulons les priver de leurs plus grands avantages, même s’il est nécessaire pour cela que nous renoncions nous-mêmes à quelque chose. Quand les autres sont conscients de notre envie, ils peuvent être jaloux de leurs avantages et prendre des précaution­s contre les actes hostiles auxquels l’envie peut nous conduire. Ainsi comprise, l’envie est nuisible collective­ment : l’individu qui envie quelqu’un d’autre est prêt à faire des choses qui leur nuiront à tous les deux du moment que cela réduit le décalage entre eux. »

C’est dans cet esprit que Rawls défend les inégalités pourvu qu’elles bénéficien­t au plus pauvre de la société où elles sont acceptées. On ne peut mieux dire, et c’est pourtant là un des points sans doute les plus faibles de la doctrine rawlsienne de la justice. Car si les passions, comme le montre chaque jour l’histoire humaine, sont plus puissantes que tous les intérêts rationnels qu’on voudra invoquer, la mise en oeuvre d’une société où régneraien­t des inégalités même bénéfiques aux plus faibles n’est pas pour demain.

Il faut se méfier comme de la peste de ce poison des relations sociales qu’est l’envie

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