PHILIPPE DELERM
Le sens de la formule
Il est des mots, des expressions qui, au fil du temps, s’emploient de plus en plus sous une forme négative. On dit rarement de quelqu’un qu’il a fait son deuil. On entend beaucoup plus souvent : « il n’a pas fait son deuil ». Il en est ainsi, de façon beaucoup plus radicale, pour le mot vocation. Quand j’étais enfant, j’allais à la messe. À la fin, le curé disait parfois : « Messe pour les vocations, dimanche prochain. » Une formule que je trouve assez curieuse aujourd’hui. On peut supposer que toutes les messes sont « pour les vocations ». Se sentir appelé à une vocation pendant la messe dominicale paraît très envisageable. Prier pour les vocations des autres me semble un tantinet plus spécieux. Mais enfin, on pouvait entendre une voix, puisque c’est là l’origine latine de ce mot, certains en avaient même entendu plusieurs.
Au demeurant, le mot débordait largement de la sphère religieuse. De pas mal de professions on affirmait qu’elles n’étaient pas « un métier, mais une vocation » . On le
disait volontiers à propos des médecins de campagne, des chercheurs, des instituteurs. Mes parents, qui exerçaient cette dernière fonction, faisaient souvent référence au Code Soleil, sorte de catéchisme des enseignants de la IIIe République, qui exigeait « qu’on soit instituteur vingt-quatre heures sur vingt-quatre », par une forme d’habitude. « Les instituteurs, fiers de leur modestie », écrivait Jules Renard.
La profession a quelque peu perdu de son aura. Est-ce pour y remédier ? Depuis peu de temps, j’entends fleurir une sorte de politiquement correct assez récurrente qui se traduit par ce genre de propos : « Ma fille est enseignante dans un établissement difficile. Mais elle adore ça. Pour rien au monde, elle ne voudrait être ailleurs. » Il me semble qu’on n’usurperait pas, dans ce contexte, le terme de vocation. Pour le reste, le vocable s’est bien déshumanisé sous sa déclinaison négative. « Ces réunions n’ont pas vocation à devenir des tabagies ! » « Ce gymnase n’a pas vocation à être une poubelle ! » Le mot concernait les gens. Il est maintenant destiné aux choses. Le contenu est sec, la forme aussi, qui s’est débarrassée de l’article. On avait une vocation. On n’a pas vocation.
L’expression m’a récemment amené à m’interroger. Il s’agissait d’un débat contradictoire à propos de mon dernier livre, recueil d’analyses sur des petites phrases. Débat courtois et mesuré entre deux journalistes aux références solides. Mon opposant – c’est fou ce que les écrivains sont susceptibles – a eu ces mots : « Les petites phrases du quotidien n’ont pas vocation à être des sujets. » Ah, tiens donc, il y aurait ainsi une nomenclature des sujets ? Pas de chance. Moi qui ai toujours pensé qu’écrire, c’est transformer en sujet ce qui n’en est pas un. Je crois que je vais garder mes convictions. Et, allez savoir, ma vocation.