DELPHINE DE VIGAN
LE LIVRE. Les petits mots font parfois les grands remèdes. Ou, du moins, ils contribuent à améliorer le quotidien. C’est l’une des leçons que l’on peut tirer du beau dernier roman de Delphine de Vigan. Deuxième volet d’une trilogie (dont on peut lire chaque titre indépendamment) entamée avec Les Loyautés, Les Gratitudes semble condenser tout l’art de l’auteure de Rien ne s’oppose à la nuit, avec sa capacité à saisir en toute simplicité l’intime, à regarder droit dans les yeux certaines carences de la société et, au passage, à poser quelques questions théoriques sur le matériau littéraire – en l’espèce, et on y revient, les mots. Ces derniers, Michka ne les maîtrise plus. Un comble pour cette vieille dame « aux allures de jeune fille » qui, quelques années plus tôt, était une correctrice exigeante pour un grand magazine et qui se retrouve aujourd’hui dans un Ehpad. Sa grande amie Marie – de quelques décennies sa cadette – va alors l’aider à accepter cette nouvelle existence, pas forcément joyeuse. « Vieillir, c’est apprendre à perdre. Encaisser, chaque semaine ou presque, un nouveau déficit, une nouvelle altération, un nouveau dommage. […] Perdre la mémoire, perdre ses repères, perdre ses mots. Perdre l’équilibre, la vue, la notion du temps, perdre le sommeil, perdre l’ouïe, perdre la boule. Perdre ce qui vous a été donné, ce que vous avez gagné, ce que vous avez mérité, ce pour quoi vous vous êtes battu, ce que vous pensiez tenir à jamais. » Un orthophoniste bienveillant, Jérôme, aidera alors Michka à ne pas confondre les « résignants » et les « résidents » et tous ces termes qui lui « échappent » – et non « échoppent » ou « écharpent ». Ce jeu de langage, porté essentiellement par des dialogues et une écriture dépouillés, fait toute la force des Gratitudes. On pardonnera – sans trop en dire – à Delphine de Vigan une quête du passé un peu lourde et certains personnages un rien caricaturaux, pour mieux apprécier la fluidité du récit, la justesse des propos et une humanité jamais surlignée. Les bons sentiments font parfois, eux aussi – et ce n’est pas si fréquent –, les grands remèdes…
« J’ai pris conscience très jeune que les mots peuvent sauver »
Avant de commencer cet entretien, une précision s’impose : ai- je bien Delphine de Vigan face à moi ? Ou s’agirait-il de l’un de ses avatars ? Après avoir lu D’Après une histoire vraie, il y a de quoi être paranoïaque…
• Delphine de Vigan. Ça, nul ne le sait ! [rires] Plus sérieusement, au vu de votre parcours littéraire, on peut s’interroger sur cette question de l’identité. Votre premier roman, Jours sans faim, a été publié sous pseudonyme – à savoir, Lou Delvig. Pourquoi ne pas avoir opté pour votre vrai nom ?
• D.d.V. Il y a la raison officielle : à l’époque, je voulais différencier ma vie professionnelle – je travaillais en entreprise – d’une éventuelle présence littéraire, absolument abstraite à ce moment- là, même si, sur les photos, c’était bien moi. Par ailleurs, ce livre comportait une partie très autobiographique impliquant mon histoire familiale, et, dès lors, je préférais qu’il paraisse sous un autre nom que le mien. Plus tard, quand j’ai publié Les Jolis Garçons, j’ai opté pour mon vrai nom. J’ai eu envie d’assumer ce que j’écrivais. En 2008, Jours sans faim est paru en poche sous le nom de Delphine de Vigan. Avant de publier votre premier livre, aviez- vous déjà écrit des textes : poèmes, nouvelles, ou peut-être même des esquisses de romans ?
• D.d.V. À 12 ans, j’ai commencé à tenir un journal intime et ce, jusqu’à 29 ans. Avec le temps, il est devenu assez imposant et prend au final la forme d’une trentaine de carnets remplis de ma petite écriture d’écolière, puis d’adolescente et de jeune femme. Mais c’est une écriture qui n’avait rien de littéraire, tout juste me semblait-elle être un outil de connaissance et de construction de moimême. J’ai pris conscience très jeune que les mots peuvent sauver. Même si je me préoccupais assez peu de la forme, il y avait la volonté très forte de mettre des mots sur des choses, des situations, qui faisaient partie de ma vie, qui généraient de la souffrance, qui me semblaient plus faciles à apprivoiser dès lors qu’on pouvait les nommer. En aucun cas ce journal n’était destiné à être lu et, aujourd’hui, je serais terrifiée à l’idée qu’une personne puisse jeter un coup d’oeil sur une seule de ces pages. Pour autant, je n’ai jamais réussi à m’en débarrasser parce qu’il a constitué une source assez formidable pour l’écriture de Jours sans faim et de Rien ne s’oppose à la nuit. Il contenait des scènes, des détails, des moments que j’avais oubliés puisque la mémoire opère un tri assez sélectif et parfois salutaire, d’ailleurs. Aujourd’hui encore, il représente pour moi un matériau précieux. Il est à la cave, et je suis rassurée de savoir qu’il existe [rires]. Je me souviens que l’écriture était une idée que je caressais, mais sans oser me l’avouer. J’ai aussi écrit des poèmes et des petites nouvelles, mais je les ai jetés. Je ne m’imaginais pas, à 15 ou 20 ans, devenir écrivain. Ça me semblait tellement inaccessible que je ne pouvais pas me projeter autrement que sous la forme d’un rêve. Quand j’ai publié Jours sans faim, j’avais déjà plus de 30 ans et des amis m’ont rappelé que, paraît-il, quand j’étais en classe prépa, je disais que j’écrirais quand je serais à la retraite. C’est quand j’ai arrêté ce journal, essentiellement par manque de temps – je travaillais en banlieue, ma fille est née –, que m’est venue l’idée saugrenue d’écrire un livre. Et là, je me suis dit pour la première fois que j’allais rédiger un texte, une histoire, et que je l’enverrais à des éditeurs par la poste. Étiez-vous une grande lectrice, enfant et adolescente ?
• D.d.V. Oui, j’ai d’abord commencé à lire des bandes dessinées. Quand j’avais 11 ans, j’ai hérité d’une collection de BD qui appartenait à un cousin de ma mère, et qui était essentiellement constituée de Lucky Luke, Astérix, Philémon, Gaston Lagaffe – dont j’étais amoureuse [rires]… Je me suis prise totalement de passion pour ces albums que j’ai lus et relus. J’ai le souvenir de quelque chose d’assez répétitif, je les connaissais par coeur. Et, à l’âge de 12-13 ans, je me suis mise à lire autre chose. J’ai eu une période « Bibliothèque verte », avec Les Soeurs Parker. Ensuite, je me suis plongée dans les romans d’Agatha Christie, lors d’un été pluvieux. C’est par l’école que me sont parvenus d’autres auteurs. Je pense notamment à Flaubert et à Maupassant. À partir de là, la lecture est entrée dans ma vie pour ne jamais en ressortir. Je revois tout à fait le visage du documentaliste du CDI. Il me conseillait, et c’est lui qui m’a fait découvrir la littérature russe – Dostoïevski notamment, qu’on adore quand on est ado. Et j’ai aussi eu un excellent professeur de français. Et Stephen King ? À quel moment est-il arrivé ?
• D. d. V. Plutôt vers 17- 18 ans. J’ai d’abord lu Carrie, qui fut une véritable révélation. Puis La Part des ténèbres, Shining, Dolores Claiborne… que j’ai adorés. Dans l’enfance et à l’adolescence, aviez-vous déjà le goût des textes de chansons, que l’on retrouve souvent dans vos livres ?
• D.d.V. Oui, très fortement même. Mon adolescence, compliquée, s’exprimait à travers ce que j’écoutais. Notamment dans l’écoute, un peu obsessionnelle, de Renaud. J’étais très chanson française : Renaud, donc, Barbara, Brel. Cette économie de la chanson, c’est ce que je recherche dans la littérature et dans l’écriture.
L’écriture était une idée que je carressais, sans oser me l’avouer
Pensiez-vous toutefois exercer, sous une forme ou une autre, une activité en rapport avec les lettres ?
• D. d. V. Oui et non. J’ai fait khâgne et hypokhâgne, mais je me suis orientée vers autre chose, pour des raisons liées au fait que j’avais besoin de travailler assez vite. J’ai alors entrepris des études qui garantissaient de trouver un emploi rapidement. C’était une sorte de contrat que j’avais passé avec des gens qui m’avaient aidée financièrement. À partir de quel livre avezvous tout plaqué pour vous consacrer exclusivement à l’écriture ? • D.d.V. Juste après la parution de No et Moi. Cela faisait onze ans que je travaillais dans la même entreprise, et j’étais arrivée à la fin de cette expérience. J’ai été licenciée dans des conditions assez douloureuses et puis je ne pensais absolument pas vivre de l’écriture. Après ce départ, je désirais écrire un livre à la lumière du jour, puisque j’avais écrit les quatre premiers la nuit. Et j’ai profité des quelques mois de liberté que j’avais pour écrire de manière moins parcellaire. Surprise, No et Moi a marché et, très soutenu par les libraires, s’est installé dans la durée ! S’est alors posée la question de savoir si je voulais retourner en entreprise ou pas. Et quand Les Heures souterraines a paru, un autre palier a été franchi. J’ai donc estimé que je pouvais continuer dans cette voie. En quoi cette expérience professionnelle a-t-elle eu une influence sur votre écriture, sur votre façon de raconter les histoires ?
• D.d.V. Sans être sociologiques, les sujets que j’aborde et ma manière de les traiter viennent peut-être de là. Tout comme l’envie de raconter des histoires ancrées dans le réel, dans ce que le quotidien peut avoir de prosaïque, mais aussi de réjouissant. Vous avez utilisé un mot clé, qui semble faire le lien entre tous vos livres : le « réel »…
• D. d. V. Je ne m’imagine pas, pour l’instant, écrire sur quelque chose qui ne se situerait pas dans notre réel. Je pourrais éventuellement le pousser un peu plus loin, pourquoi pas dans une dystopie. Mais, au fond, il s’agirait de parler d’aujourd’hui. C’est ce en quoi le monde dans lequel je vis me touche qui fait de moi un écrivain. Souvent, l’idée d’un livre, la première étincelle, me vient de quelque chose qui me heurte. Par exemple, l’idée de No et Moi a surgi sur le chemin du travail, que j’ai emprunté pendant des années. Toujours le même. Et là, j’ai vu deux jeunes filles d’environ 18- 19 ans, ayant passé la nuit dehors et qui remballaient leurs affaires… En ce moment, je me vois bien écrire un texte sur la télévision ou les médias en général, la manière dont ils nous racontent nos vies. Y a-t-il une héroïne type, dans les romans de Delphine de Vigan ?
• D.d.V. Non, pas forcément. Surtout, mes héroïnes, je les imagine assez peu physiquement. Mes personnages prennent plutôt la forme de silhouettes. Je serais incapable de vous dire s’ils sont blonds, bruns, grands, petits. Dans votre dernier roman, Les Gratitudes, on ne sait pratiquement rien sur l’apparence de vos personnages…
• D.d.V. C’est un parti pris. Je voulais que le livre soit construit sur des monologues et des dialogues, pour privilégier leur parole. Je crois que le verbe « dire » est celui qui est le plus présent dans le texte. Mon objectif était d’explorer, dans un roman, la notion de hors- champ. En m’attachant à une femme qui perd le langage, je souhaitais offrir au lecteur une matière sur laquelle il peut caler ses propres images. D’une certaine manière, c’est un texte qui demande de faire appel à ses propres souvenirs, ses émotions, pour compléter le texte, pour entrer en relation avec lui. On connaît tous une vieille dame dont les traits pourraient être attribués à Michka. Soit dans sa propre famille, soit parce qu’on a vu une telle personne dans un film ou à la télévision. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’elle dit, et je ne veux pas que ce soit parasité par des descriptions physiques reposant sur une convention dont, au fond, on peut s’affranchir. Vous avez utilisé un terme de cinéma : le « hors-champ ». Qu’est-ce que votre expérience dans l’audiovisuel, en tant que scénariste et réalisatrice, vous a apporté dans la manière de concevoir une histoire ?
• D.d.V. Beaucoup de choses. Quand on fait appel à moi pour un scénario, c’est la romancière qu’on vient en réalité chercher. Si un réalisateur ou un producteur veut un scénariste ultrachevronné, ils n’iront pas toquer à ma porte. À l’inverse, je pense que ma manière d’écrire est influencée par le cinéma – par exemple, dans le travail sur les dialogues, que je prononce toujours à voix haute, afin qu’ils sonnent juste. En ce moment, je travaille sur deux scénarios en parallèle, les deux en coécriture : le premier est l’adaptation du roman de Nathacha Appanah, Tropique de la violence ; l’autre est davantage une collaboration, avec une jeune réalisatrice qui écrit un film avec des adolescents.
« C’est ce en quoi le monde dans lequel je vis me touche qui fait de moi un écrivain. Souvent, l’idée d’un livre, la première étincelle, me vient de quelque chose qui me heurte »
Les Gratitudes est très théâtral dans sa structure et son écriture. L’auriezvous envisagé au départ comme une pièce ? Auriez-vous envie d’écrire pour les planches ?
• D.d.V. Oh oui ! D’ailleurs, je serais heureuse de voir ce que Les Gratitudes pourrait donner au théâtre puisque le livre me paraît assez facile à transposer. Après, passer l’épreuve de la scène, c’est une autre histoire [rires]… J’ai écrit une très courte pièce pour le festival Paris des femmes, qui s’appelait Merci, et c’est en quelque sorte la première pierre du projet. Lors de la représentation, j’ai senti qu’il se passait quelque chose dans la salle. Je m’étais dit : « Tiens, un jour, je repartirai de cette histoire de femme qui perd le langage pour en faire quelque chose de plus abouti, de plus développé. » Les Gratitudes en est la descendance directe… Y a-t-il des liens entre la figure de votre mère, développée dans Rien ne s’oppose à la nuit, et Michka ?
• D.d.V. Non. Malheureusement, ma mère est morte à 61 ans, elle n’a jamais été une vieille dame. Michka est inspirée, en partie, d’une vieille dame que j’ai connue, qui a été quelqu’un de très important pour moi, pour qui j’avais une très grande gratitude – que j’espère d’ailleurs avoir suffisamment exprimée –, et qui est morte à 99 ans. J’ai tenté de l’accompagner dans ses dernières années. Pour les lecteurs, Rien ne s’oppose à la nuit a véritablement été le livre qui a modifié votre statut dans le paysage littéraire français. Et pour vous, que représente-t-il ?
• D.d.V. Il m’est impossible de faire abstraction de tout ce qu’il s’est passé autour de ce roman. Si c’était possible, peut-être qu’il ne représenterait qu’une étape dans mon travail. Si je suis honnête, il a forcément un statut un peu à part. Tout d’abord, je l’ai écrit dans une grande urgence, très peu de temps après la mort de ma mère, et c’est la seule fois que j’ai écrit de cette façon, comme dans un état de transe. D’ailleurs, il est celui de mes livres que je connais le moins. Il est arrivé qu’on me demande d’en lire des extraits, notamment en Allemagne, et je me disais parfois : « Ah, c’est moi qui ai écrit ça ? » J’avais totalement oublié… On dit très souvent qu’on écrit un livre en opposition au précédent. Avez- vous conçu D’après une histoire vraie, roman très théorique jouant avec les règles du thriller, contre Rien ne s’oppose à la nuit ? • D.d.V. Tout à fait. Cela fait vraiment partie des choses qui m’animent. Comme beaucoup d’écrivains, j’ai l’impression de toujours nager dans les mêmes eaux, de remuer les mêmes choses. Mais quitte à barboter dans les mêmes eaux, autant essayer d’apprendre de nouvelles nages. Pour moi, l’étincelle, l’élan, vient désormais de l’idée de faire quelque chose d’autre, au risque de se casser la figure, d’ailleurs. C’est ce qui me donne envie de me mettre à ma table le matin. Pour en revenir aux Gratitudes, d’où vous est venue l’idée de cette trilogie, entamée avec Les Loyautés ?
• D.d.V. Dans le moment précédant Les Loyautés, je songeais à ces lois souterraines qui nous habitent, et parfois nous gouvernent, et dont on n’a pas forcément conscience. Que ce soit la loyauté, la gratitude ou l’ambition – je suis d’ailleurs en train de réfléchir à cette dernière entrée, pour le troisième volet… Comment définiriez-vous la gratitude ? • D.d.V. C’est difficile, en quelques mots… Même si j’ai écrit ce livre pour justement en trouver une, de définition ! [rires] Pour moi, cela va au-delà du remerciement, qui est une simple convention sociale. La gratitude est le fait de reconnaître que quelqu’un d’autre vous a apporté quelque chose, vous a donné, vous a fait du bien, a joué un rôle important. Exprimer sa gratitude revient forcément à se mettre dans une position de vulnérabilité. Un autre mot est essentiel dans Les Gratitudes : l’« aphasie ». Comment avez- vous senti que ce trouble du langage avait là quelque chose de profondément romanesque ?
• D.d.V. C’était précisément le jeu sur la langue qui m’intéressait. Pour un romancier, on tient là une matière très forte avec ces mots qui en remplacent d’autres, exprimant des souvenirs. Et, peu à peu, l’ensemble dessine une sorte de paysage mental intérieur. Quand on utilise ce procédé – un mot pour un autre –, on propose une véritable dynamique de récit, amenant du sens, de la poésie, afin qu’il y ait toujours un effet de surprise…
• D.d.V. Oui, je me suis amusée avec plusieurs registres, tantôt humoristiques, tantôt plus amers. C’est l’homophonie qui permet d’amener un autre mot, il y a parfois même des anglicismes. Tout se mêle, et cela influe sur la relation entre les personnages. Ainsi l’orthophoniste
présent pour aider à stopper cette perte de langage relève et corrige les lapsus. Je ne voulais surtout pas tomber dans quelque chose de trop systématique, d’où certains lapsus de forme. Justement, certains d’entre eux se révèlent particulièrement savoureux. Prenons l’exemple du « fauteuil croulant » : comment l’avez-vous imaginé ? • D.d.V. Parfois, la trouvaille précède le texte. Ce « fauteuil croulant » , il m’est apparu au lendemain d’une session d’écriture, en marchant. D’autres choses me sont venues de l’extérieur. Par exemple, le père d’une de mes amies a eu un petit malaise et il appelait alors une robe de chambre une « robe de salle de bains ». J’ai trouvé ça très poétique. Au fond, Les Gratitudes aurait aussi pu s’appeler « Les Dignités » puisque vous montrez justement toute la dignité de ces personnes dans un lieu déshumanisé où l’on doit nier une partie de ses libertés…
• D.d.V. Oui, c’est vrai. Parfois, certaines choses anodines à nos yeux de « bien portants » encore assez jeunes peuvent se révéler très douloureuses pour les personnes âgées. Cette privation progressive de l’autonomie, de la liberté, le fait que quelqu’un refasse votre lit après vous, qu’on entre dans votre chambre après avoir vaguement frappé. Michka le dit à un moment, dans Les Gratitudes : ce n’est pas facile de vivre dans un endroit où des gens passent leur temps à entrer pour vous donner une information sur le repas, le dîner… C’est un ballet incessant. J’aime le fait qu’elle se batte pour rester digne. Comment avez-vous eu l’idée de prendre le personnage d’un orthophoniste pour une fiction ? Auriez- vous trop regardé La Ch’tite Famille de, et avec Dany Boon ?
• D.d.V. Ah, mais je ne l’ai même pas vu ! [rires] En fait, la vieille dame dont je vous parlais tout à l’heure, qui a, de loin, inspiré le roman, était dans une maison de retraite et elle était suivie par un orthophoniste. Après sa mort, cet homme a pris contact avec moi parce qu’il avait gardé un enregistrement d’une séance qu’il avait faite avec elle et a proposé de me l’envoyer. On est restés en contact par e-mail et quand j’ai eu l’idée des Gratitudes, je lui ai demandé si on pouvait se rencontrer pour parler de son travail dans les Ehpad. Il m’a donné pas mal d’éléments assez techniques et très détaillés et, au bout du compte, c’est plus sa gentillesse qui m’a inspirée. Ce n’est évidemment pas un hasard si Michka était correctrice, donc une spécialiste de la langue…
• D.d.V. Je trouvais touchante l’idée qu’une personne ayant maîtrisé à ce point le langage puisse le perdre. C’est encore plus douloureux. Elle est d’autant plus lucide que cela lui échappe, assez vite d’ailleurs. Sur quel support travaillez- vous un roman ? Sur un carnet, comme lorsque vous teniez votre journal intime, ou sur un ordinateur ?
• D.d.V. Toutes les notes en amont sont prises sur des carnets. Par exemple, quand j’ai rencontré l’orthophoniste ou une psychologue, j’enregistrais puis je retranscrivais dans mon carnet. Vient ensuite l’instant où je décide d’entrer dans la phase d’écriture. Je me mets alors à ma table, et là commence le travail de discipline. Je considère que j’ai chaque jour rendez-vous avec le texte. J’allume mon ordinateur et, à ce moment, ce n’est que sur celui-ci. J’imprime au fur et à mesure, parce que parfois on remarque des erreurs sur papier qu’on ne voit pas toujours sur écran. Enfin, il y a les épreuves, et là, c’est encore une autre façon de travailler. Au-delà du texte, je sais que vous aimez suivre la carrière d’un livre dans le temps, avec des rencontres ou des lectures, seules ou musicales. Qu’est-ce qui vous plaît dans le fait de lire un texte en public ?
• D.d.V. C’est quelque chose que j’ai découvert petit à petit. Notamment grâce à Arnaud Cathrine qui m’a donné pour la première fois l’opportunité de le faire lors d’un festival à Nevers. Ce fut une vraie découverte. Comme je vous l’ai dit, j’ai l’habitude de travailler seule, à voix haute. Il m’arrivait de lire dans les librairies, mais ce n’est pas tout à fait la même chose que sur scène. Cela a à voir avec l’importance que j’accorde à la sonorité de l’écriture. Je ne crois pas être une très grande styliste, mais le rythme et le son de mes phrases sont très importants. Enfin, vous êtes une lectrice compulsive de littérature contemporaine. Quels auteurs auriez- vous envie de nous recommander ?
• D.d.V. Il y en a tant… Disons Sophie Divry. Un roman comme La Condition pavillonnaire m’a vraiment impressionnée. Et en découvrant les autres textes qu’elle a écrits, j’ai été très sensible à sa diversité, à sa recherche, aux risques qu’elle prend dans les différentes formes qu’elle aborde. Quelqu’un qui se renouvelle à chaque livre, forcément, cela me touche…
Je ne crois pas être une grande styliste, mais le rythme et le son de mes phrases sont très importants