Un mythe en devenir ?
Remarquable tour de force que celui réalisé par Daisy Johnson, finaliste à seulement 27 ans du plus renommé des prix littéraires anglais. Grâce de l’écriture et finesse du sujet sont au rendez-vous de son roman.
Elle est la plus jeune finaliste du prestigieux Man Booker Prize, de surcroît pour un premier roman. Née en 1990, Daisy Johnson s’est d’abord fait remarquer grâce à un recueil de nouvelles,
Fen, auréolé de nombreux prix littéraires, et déjà empreint de l’atmosphère néo- gothique présente dans Tout ce qui nous submerge, conte moderne explorant les liens familiaux, la construction de l’identité, et revisitant avec brio le mythe d’OEdipe.
Pour Gretel, les mots ont toujours eu une importance fondamentale. De son enfance solitaire sur les canaux de l’Oxfordshire, la jeune femme se remémore le langage que sa mère, Sarah, avait créé pour elle et qu’elles seules étaient en mesure de comprendre, livrées à elles-mêmes sur leur maison-péniche, puis d’auberges de jeunesse en bed and breakfast, au fil des petits boulots que Sarah parvenait à dégotter. Devenue lexicographe, Gretel tente d’oublier le jour où sa mère a disparu sans une explication, quand elle avait 16 ans. « Oublier, c’est sans doute une façon de me protéger. » De temps à autre, un hôpital l’appelle pour l’identification d’un corps féminin repêché dans la rivière, mais ce n’est jamais Sarah. Puis un matin, un message laissé sur son répondeur depuis une cabine téléphonique : « Gretel, je suis perdue. » La preuve, enfin, que sa mère est en vie. Armée d’un simple portrait, Gretel parcourt alors villes et villages
à sa recherche, une foule de questions en tête. Pourquoi Sarah l’a-t-elle abandonnée ? Que s’est-il passé pendant ces seize années d’absence ? Et qu’est- il advenu de Marcus, le jeune garçon qui avait séjourné un mois chez elles, peu de temps avant leur départ de la maisonpéniche ? Hantée par les réminiscences de son passé et par une étrange créature, mi-homme mi-poisson, qu’elle et sa mère avaient baptisée « Bonak », Gretel sait que l’heure est venue de se confronter aux démons qu’elle s’était évertuée, au fil des ans, à réduire au silence. LE CONFLIT OEDIPIEN
Certes il y a la rivière, les péniches sagement alignées le long des canaux, les cottages entourés de jardins proprets. Mais loin du décor de carte postale, les eaux sont noires et la communauté de ceux qui vivent sur leurs berges a ses propres règles. « On n’appelle pas la police ni les services sociaux quand il y a un problème. […] C’est un autre monde. » Un monde dans lequel Gretel a grandi, et dont elle ne parvient pas à se défaire, ses peurs d’enfance matérialisées par le « Bonak » dont la fugace silhouette constitue le fil d’un récit morcelé en trois, pour trois périodes de l’existence de l’héroïne. Au gré de leur progression simultanée, les secrets tombent un à un, révélant le conflit oedipien au coeur de l’intrigue, que l’auteure transpose de manière aussi judicieuse que surprenante à l’époque contemporaine.
« Le mythe est à l’origine du projet, confie-t-elle. Je l’ai étudié en cours de théâtre et j’attendais de trouver la forme adéquate pour l’exploiter. » Au- delà du mythe, Daisy Johnson a voulu signifier l’indéfectible appartenance de chacun à un milieu d’origine, et l’inéluctable confrontation aux traumatismes, ce « tout » qui « submerge » , qu’il peut faire germer. L’âpreté des relations entre protagonistes, en particulier celles qu’entretiennent Gretel et sa mère, laisse par moments place au geste tendre, lueur d’espoir dans un monde que toute douceur semble avoir quitté. Immergé dans cet univers, le lecteur suit pas à pas la traque de Gretel, pénètre les foyers où le drame se noue et déambule le long de cette rivière dont les eaux dormantes abritent bien plus que des créatures aquatiques.
Pendant le travail de rédaction, le petit ami de l’auteure avait confectionné pour l’encourager un écriteau sur lequel était écrit : « Putain, ce livre va être génial. Signé : Daisy Johnson. » Assurément, il ne s’était pas trompé.