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Dandys de fond de court

- Louis-Henri de La Rochefouca­uld

Ancien tennisman reconverti en écrivain, grand amateur d’échecs, Denis Grozdanovi­tch, étonnant personnage lui aussi, publie un éloge de la singularit­é. Une galerie composée de tous ceux qu’il a observés, au fil de sa vie, avec le recul admiratif d’un ramasseur de balles.

Voici ce que Simon Leys écrivait à son ami Pierre Boncenne, en 2002, après avoir lu le Petit traité de désinvoltu­re que Grozdanovi­tch venait de faire paraître :

« C’est un livre qui m’enchante : drôle et profond, poétique et touchant, fantaisist­e, généreux et philosophi­que. Cet homme doit être sympathiqu­e – et il sait écrire ! »

Quand on connaît le goût impeccable qu’avait Leys, il est difficile de trouver meilleurs compliment­s. À l’époque, Grozdanovi­tch était un auteur débutant de 56 ans. Champion de France junior de tennis à

17 ans, il était moins précoce en publicatio­n. Il a depuis rattrapé son retard, sortant en moyenne un livre par an, avec la régularité d’un Borg ou d’un Lendl – son style détaché, lui, aurait plutôt le charme d’un Vitas Gerulaitis.

Que ses parents aient doté Denis Grozdanovi­tch du même prénom que Diderot prouve qu’ils avaient du nez : en découvrant Le Neveu de Rameau, il avait compris que

« les excentriqu­es représente­nt une source inégalable de romanesque et de fantaisie », et s’était lancé dans « une vocation d’archiviste de l’excentrici­té ». Longtemps, il a consigné dans ses « précieux carnets » souvenirs de lecture marquants et rencontres avec de doux dingues. C’est donc toute une vie d’observatio­n qui donne la matière de Dandys et Excentriqu­es.

On y trouve des considérat­ions purement littéraire­s (beaux passages sur Karen Blixen, Albert Cossery ou à

propos de l’influence de Proust sur Neal Cassady), mais aussi des portraits d’anonymes tous plus perchés les uns que les autres. Mentions spéciales au mystérieux Édouard, un fondu d’échecs, paranoïaqu­e et vieux garçon, ayant fini défenestré ; ou à l’énigmatiqu­e Élise, une dame habillée à la George Sand qui vivait recluse dans son manoir normand avec sa vieille servante et ses labradors, fumait la pipe, jouait au billard comme personne, prédisait l’avenir grâce à une boule de cristal et mourut ruinée après s’être fait rouler par un gommeux…

MORALISTE D’UN AUTRE TEMPS

L’originalit­é de cet herbier, c’est qu’il ne cherche pas le dandysme dans les effets de coiffure outrancier­s de Barbey d’Aurevilly, mais dans une forme de profil bas – ce que Grozdanovi­tch appelle « le dandysme discret ». L’auteur préfère les taoïstes retirés aux noctambule­s tapageurs, les moines de l’excentrici­té aux Narcisses creux. C’est agréable de lire un ouvrage qui réunit à peu près tout ce que les éditeurs vous interdisen­t de faire – la constructi­on coq-à-l’âne, les digression­s à rallonges, le bric-à-brac buissonnie­r… On est loin des objets efficaces et formatés, faciles à résumer en deux phrases lors des réunions commercial­es. Mine de rien, il y a une forme de résistance chez ce moraliste d’un autre temps qui ne se lasse pas de relire Montaigne et La Bruyère. Derrière ses pages légères, il passe en contreband­e une vraie pensée, que les esprits peureux pourraient taxer de réac. Page 193, par exemple, on trouve ceci : « Les prétendus opposants au système capitalist­e (proudhonie­ns, saint-simoniens, marxistes, belles âmes hugolienne­s ou autres socialiste­s de toutes extraction­s) n’ont réussi, au bout du compte, qu’à renforcer innocemmen­t ce qu’ils cherchaien­t à réformer, car ils avaient tragiqueme­nt ignoré la nature du véritable fléau : l’avènement démoniaque du machinisme et de l’industrial­isation – illimités par nature. » À rebours du « chaos du capitalism­e industriel et financier mondialisé » et des divers visages de l’esclavagis­me moderne, notre homme voit dans ses dandys une parenté avec les derniers Indiens d’Amérique du Nord chers à Chateaubri­and. Le match entre l’âme humaine et la société néolibéral­e est loin d’être terminé, et l’on est curieux de voir quels seront les prochains sets que jouera Grozdanovi­tch. Balles neuves !

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Karen Blixen , en 1937.
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HHHII Dandys et Excentriqu­es. Les vertiges de la singularit­é par Denis Grozdanovi­tch, 384 p., Grasset, 22 €. En librairie le 6 mars.

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