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L’ÉVÉNEMENT

Distinguée en décembre par le prix Nobel alternatif de littératur­e, l’oeuvre magistrale de l’écrivaine guadeloupé­enne, née en 1937, est à (re)lire d’urgence. Fiction/non fiction, passé/présent, Afrique/Occident, intellectu­el/charnel : aucune cloison ne ré

- Maryse Condé

Maryse Condé est en paix. Avec ellemême. Avec les autres. Avec l’écriture. Retirée depuis 2013 dans le Vaucluse, la lauréate du prix Nobel alternatif l’an passé revient d’un voyage d’un mois en Guadeloupe où elle a été accueillie avec tous les honneurs. Richard Philcox, son mari et traducteur de ses livres en anglais, nous ouvre la porte de leur maison provençale aux volets verts. Elle attend, blottie sous un plaid et joyeuse de nous voir. Ce déplacemen­t aux Antilles l’a épuisée, elle ne le cache pas, et la maladie affecte de plus en plus sa voix et son corps. Mais sa parole est toujours aussi puissante. Inébranlab­le.

Pourtant, celle qui a composé une oeuvre traduite et enseignée dans le monde entier – romans, pièces de théâtre, essais et livres pour la jeunesse – a toujours douté. Jusqu’au 12 octobre dernier. Ce jour-là, elle remporte le prix décerné par la Nouvelle Académie, constituée après l’annulation de l’édition 2018 du Nobel de littératur­e à la suite d’un scandale sexuel.

« J’ai ressenti une paix que je n’avais jamais ressentie auparavant, plus grande que le sentiment de bonheur et de fierté. J’ai eu l’impression que la voie de l’écriture dans laquelle je m’étais engagée n’était pas si mauvaise que ça. » Ces mots ne sont empreints d’aucune fausse modestie. Le doute est viscéral chez l’auteure, inscrit en elle depuis son enfance.

« Quand j’étais petite, j’avais l’habitude d’asseoir mes poupées autour de moi pour leur raconter des histoires. Ma mère, à chaque fois qu’elle me surprenait, me grondait en me disant que je racontais des mensonges. Je ne faisais pas la différence entre un mensonge et une histoire imaginaire, j’avais donc un sentiment de culpabilit­é très fort. » Le pire arrive quand elle a 10 ans. Une amie de sa mère lui offre Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. La lecture la bouleverse, elle veut devenir écrivain. L’adulte la met en garde.

« Elle m’a dit que les gens comme nous n’écrivent pas. Les gens comme nous, ça veut dire les femmes, les Noirs, les habitants des petits pays. Cela a pesé sur moi, tout le temps. Il y a eu un grand malentendu entre l’écriture et moi, que le prix a dissipé. »

L’ENVIE DE DÉPLAIRE À SON MILIEU

Ce poids fut tel que Maryse Condé ne publie son premier roman, Hérémakhon­on, qu’en 1976, grâce à l’insistance d’un ami, le Béninois Stanislas Adotevi, qui dirige une collection et exige d’elle un manuscrit. Heureuseme­nt, elle l’écoute. À 39 ans, elle a déjà derrière elle une vie romanesque qu’elle racontera plus tard dans La Vie sans fards, son « récit- vérité » : trois passions amoureuses, un mariage, quatre enfants et une itinérance en Afrique de l’Ouest. Avec, en tête, l’envie de déplaire à son milieu, la bourgeoisi­e noire antillaise.

La voie était pourtant toute tracée. À 16 ans, Maryse Condé entre en hypokhâgne au lycée Fénelon à Paris. Elle y fait la rencontre déterminan­te du père d’une amie, l’historien marxiste Jean Bruhat. Il lui révèle l’esclavage, la colonisati­on, la dispersion de l’Afrique, un passé et une civilisati­on qu’elle ignorait. Car, comme elle le raconte dans Le Coeur à rire et à pleurer, elle a grandi dans une famille où l’Afrique était un non-dit. « Mes parents avaient fait le choix d’être les bons élèves des Français, et ce choix les obligeait à cacher leurs véritables origines. Je devais retourner en Afrique, découvrir ce qui était moi et que je ne connaissai­s pas. »

RENCONTRE AVEC L’AFRIQUE

En 1959, elle abandonne ses études et part sur le continent. De cette rencontre avec l’Afrique, elle tire Ségou, son grand roman du royaume bambara, du xviii e siècle à la fin du xix e. Ce diptyque, paru en 1984 et 1985, deviendra son best-seller, contre toute attente du milieu intellectu­el africain. « Les Africains n’ont pas aimé Ségou. C’était une femme qui l’avait écrit, une étrangère, de quoi se mêlait-elle ? On m’a reproché l’image de Tiékoro et Nadié qui font l’amour dans un bateau, en me soutenant que jamais des Africains n’auraient fait une chose pareille. Je leur ai répondu “C’est dommage, s’ils ne le font pas”. » Et elle éclate de rire.

Le rire de Maryse Condé est sa manière de balayer les hiérarchie­s que les puristes dressent entre les différents aspects de la vie. Il traverse Mets et Merveilles, récit publié en 2015 dans lequel elle s’amuse à placer sur le même plan écriture et cuisine. Alors que nous la questionno­ns sur la scène d’accoucheme­nt qui ouvre Le Fabuleux et Triste Destin d’Ivan et Ivana, son dernier roman paru (en mai 2017 et à nouveau disponible), elle fait de même avec la maternité. « J’ai eu quatre enfants et je crois que ça a été un aspect essentiel dans ma vie. Je n’en fais pas un prosélytis­me, mais faire un enfant, l’élever, le nourrir, est aussi beau, aussi riche que d’écrire un livre. Je ne suis pas plus fière d’être un écrivain que d’être une mère. » Lier les deux n’a toutefois pas été simple. Maryse Condé raconte dans La Vie sans fards comment, en 1970, elle décide de laisser ses enfants en Afrique avec son mari dont elle est séparée, l’acteur guinéen Mamadou Condé, pour retourner étudier en France. Elle deviendra professeur­e à la prestigieu­se université Columbia, à New York, où elle fonde en 1997 le Centre des études françaises et francophon­es. On salue son courage, l’auteure préfère parler d’instinct : elle devait reprendre ses études pour espérer une vie meilleure.

Maryse Condé, dans sa maison de Provence en 2017, à l’occasion de la sortie de son livre Le Fabuleux et Triste Destin d’Ivan et d’Ivana.

« Je ne suis pas plus fière d’être un écrivain que d’être une mère »

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Le Fabuleux et Triste Destin d’Ivan et d’Ivana par Maryse Condé, 250 p., JC Lattès, 19 € À noter, aussi, la réédition de Ségou (tomes 1 et 2) chez Robert Laffont. En librairie le 14 mars.
HHHHI Le Fabuleux et Triste Destin d’Ivan et d’Ivana par Maryse Condé, 250 p., JC Lattès, 19 € À noter, aussi, la réédition de Ségou (tomes 1 et 2) chez Robert Laffont. En librairie le 14 mars.

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