BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE
Le Maître et Marguerite
Avec cette oeuvre à la construction endiablée, Boulgakov s’est à jamais installé au panthéon des grands écrivains russes. En plein réalisme socialiste, cette méditation sur le Mal combine avec maestria réel et fantastique, burlesque et romantisme. Un chef-d’oeuvre.
Voilà un roman des plus singuliers où se coudoient le fantastique, la satire, le burlesque, le tragique et le romantique. Son auteur, Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov, s’y montre en digne héritier de Gogol et de Pouchkine. Commencé fin 1928 ou début 1929, à l’orée de la période la plus sévère de la répression stalinienne marquée par les premiers procès et l’embrigadement de la vie intellectuelle, Le Maître et Marguerite a été remanié par son auteur tout au long des années 1930. Boulgakov y travailla jusqu’au 13 février 1940. La néphrosclérose, maladie qui, en 1906, avait emporté son père presque au même âge, ne lui permit pas de mettre la dernière main à un chef-d’oeuvre qui semblait alors ne jamais devoir paraître. Mikhaïl Boulgakov s’éteignit le 10 mars 1940. Il n’avait pas 50 ans. Rien alors ne laisser penser que Le Maître et Marguerite allait, un quart de siècle plus tard, et grâce au scrupuleux travail de sa troisième épouse, Elena Sergueïevna Chilovskaïa – qui sut protéger, conserver et achever la mise en forme du texte – faire de Boulgakov l’un des tout premiers écrivains russes du siècle.
Écrire pour demeurer un homme
Fils aîné d’un professeur à l’académie de théologie, Mikhaïl Boulgakov voit le jour en 1891, à Kiev. Attiré dès l’enfance par le théâtre et la littérature, il suit néanmoins des études médicales. Diplômé en 1916, Boulgakov, qui s’était marié trois ans auparavant avec Tatiana Lappa, commence par exercer la médecine pendant une année dans un hôpital rural à Nikolskoïe. L’expérience lui inspire des récits rassemblés dans les Carnets d’un jeune médecin. De retour à Kiev, la révolution d’Octobre et ses suites, ainsi qu’un épisode de dépendance à la morphine, marquent une première rupture dans la vie d’un jeune homme cultivé et espiègle, qui n’a jamais cessé d’appartenir à l’ancien monde. Témoin de la guerre civile, Boulgakov en tire la matière de La Garde blanche – son premier grand roman –, dont l’histoire se déroule à Kiev, la chute de la ville y étant comparée à celle de Jérusalem et de Babylone, parallèle préfigurant
celui entre Moscou et Ierchalaïm, dans
Le Maître et Marguerite. Au début des années 1920, Boulgakov décide d’abandonner la médecine et de devenir écrivain. « Il y avait eu la vie et elle est partie en fumée », constate-t-il, motivant une décision irrévocable dont il fixe lui-même la date au 15 février 1920. Il s’installe à Moscou, vivant comme pigiste pour divers journaux et revues. Dramaturge dans l’âme, y compris dans ses nouvelles ou ses romans, Boulgakov écrit aussi pour la scène. En octobre 1926,
Les Jours des Tourbine, pièce créée au MKhAT (Théâtre d’art académique de Moscou), adaptée de La Garde blanche et remaniée pour satisfaire aux exigences de la censure, lui fait connaître son plus grand succès (sur quatorze pièces écrites par Boulgakov, cinq seulement ont pu être montées). Même si Staline paraît avoir apprécié une pièce qu’il a vue plusieurs fois (son intervention personnelle permettra d’ailleurs la reprise des Jours des Tourbine, en février 1932), Boulgakov n’en est pas moins éreinté par la critique soviétique. Il en conçoit une profonde acrimonie à l’encontre des propagandistes de la littérature et du théâtre. Aussi ces derniers sont-ils la cible de son ironie mordante dans un bon nombre de scènes souvent loufoques du Maître et Marguerite. À la fin des années 1920, presque toutes les créations de Boulgakov étaient retoquées par la censure, l’auteur, étroitement surveillé, étant même interrogé par l’Oguépéou.
> Un roman satirique sur le diable
Sans espoir de le voir publié de son vivant, Boulgakov se lance dans l’écriture d’un roman satirique sur le diable. Les deux premières versions comportaient cent soixante pages divisées en quinze chapitres et avaient pour titre Le Consultant au sabot
(le sabot étant l’un des attributs du diable), d’autres titres ayant été aussi envisagés comme Le Mage noir ou La Tournée de Woland. Détruites par Boulgakov dans un moment de profond désespoir [voir encadré n° 1], elles racontaient l’histoire du retour à Moscou du diable sous les auspices du professeur Woland. Ce « récit cadre » a servi de matrice aux versions ultérieures. Le deuxième chapitre, intitulé « Évangile de Woland », concentrait en un seul épisode un autre récit inspiré des sources apocryphes portant sur les relations entre Jésus et Pilate. Au prix de nombreux ajustements, de corrections et de modifications, Boulgakov finit, dans l’ultime version du roman, par relier entre elles, avec beaucoup de subtilité, trois séquences narratives : l’histoire du diable venu donner un bal à Moscou, celle d’un certain Iéchoua Ha- Notsri et de Ponce Pilate – désormais répartie sur plusieurs chapitres (2, 16, 25 et 26) –, et celle de l’histoire d’amour entre le Maître et Marguerite, qui a donné son titre au roman. L’action de cette dernière séquence, située à Moscou, s’inscrit en fait dans le prolongement du récit cadre. Dans sa dernière mouture, le roman, qui en a compté à un moment jusqu’à trente- sept, tient en trente- deux chapitres et un épilogue. Sans dévoiler tous les rebondissements, il convient d’en retracer précisément l’action pour en comprendre l’atmosphère.
> Une étrange conversation
Ne parlez jamais avec des inconnus » : le titre du premier chapitre, en démarquant un slogan contemporain, évoque le climat de paranoïa dans lequel la population soviétique était alors contrainte de vivre. À Moscou, par une torride après-midi de printemps, deux individus devisent de l’inexistence du Christ sur un banc du square de l’étang des Patriarches. Le premier, Mikhaïl Alexandrovitch Berlioz, rédacteur en chef d’une volumineuse revue et président de l’une des plus importantes associations littéraires moscovites – en abrégé le Massolit –, incarne le type même de ces bureaucrates littéraires que Boulgakov méprisait. Le second est un jeune poète, Ivan Nikolaïevitch Ponyriev, qui publie sous le pseudonyme de Biezdomny ( « sans domicile » en russe). Le sujet de la discussion est scabreux. En pays bolchevique, où l’athéisme militant
est de rigueur, on ne peut que soutenir l’inexistence de Jésus. Pourtant, voici qu’un individu s’immisce dans la conversation. Il a un fort accent étranger, quoiqu’il parlât excellemment le russe. (Au chapitre 3, une parenthèse précise qu’à vrai dire : « l’accent étranger, chez lui, apparaissait et disparaissait inopinément, le diable sait pourquoi ! ». ) Berlioz et Yvan, d’abord intrigués, voyant que l’homme n’avait rien d’un touriste, croient être en présence d’un espion et s’apprêtent à lui demander ses papiers quand l’homme suspect, devançant leur désir, leur présente sa carte, son passeport et une invitation à se produire comme consultant. Le jeune poète jette un oeil et n’aperçoit que l’initiale du nom de famille : W. L’homme ajoute qu’il est polyglotte, historien et spécialiste de magie noire. Les deux écrivains pensent avoir affaire à un fou, mais l’énigmatique personnage répond que c’est Ivan lui-même qui, bientôt, demandera au psychiatre ce qu’est la schizophrénie. Ce singulier professeur ébranle un peu les certitudes d’Ivan et de Berlioz lorsqu’il prétend avoir été personnellement le témoin oculaire de l’interrogatoire du Christ par Ponce Pilate. Plus déconcertant encore, il prédit à mots couverts la mort accidentelle et imminente de Berlioz à cause de l’huile de tournesol qu’une certaine Anouchka a déjà achetée et renversée sur la chaussée. Gravure tirée d’une série réalisée en 2016 pour Le Maître et Marguerite par A. Fedorov.
> L’Évangile selon Pilate
Le roman se poursuit sans transition au chapitre suivant intitulé « Ponce Pilate », avec le récit de l’interrogatoire de Iéchoua Ha-Notsri, « philosophe errant » , raconté par le cinquième procurateur de Judée, l’hégèmôn Ponce Pilate. Le lecteur est d’abord enclin à croire qu’il reprend l’histoire du professeur W., impression corroborée par le fait que le deuxième chapitre commence par les mots mêmes qui concluaient le premier. Mais Biezdomny juge (chap. 3) que le récit a pu lui être suggéré en rêve. Plus loin (chap. 13), le même Ivan,