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DIANE DUCRET

Vous n’aurez pas le dernier mot

- DIANE DUCRET

Je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF ! Qu’on se le dise !

J’ ai toujours pensé, comme Georges Clemenceau, que le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier, et le meilleur de l’écriture, quand on élabore son sujet. Quand on se demande comment l’approcher. On ne sait pas encore si l’on ira jusqu’au bout, s’il nous donnera du plaisir ou si l’on simulera, pour en finir au plus vite. Puis je me suis penchée sur le sujet. Eh bien, le Tigre avait tort. Pour un écrivain, ce qui compte n’est pas de monter l’escalier, mais bien de le descendre. Comment quitter un personnage, quels derniers mots adresser aux lecteurs ?

Flaubert… Je ne devrais pas vous le dire, j’ai peur que vous m’en vouliez. Le 3 mai 1880, quelques jours avant sa mort, Flaubert, dans sa propriété de Croisset près de Rouen, écrit une lettre à son ami Maupassant. « Apporte-moi la liste des idiots qui font des comptes rendus, soi- disant littéraire­s, dans les feuilles. » Franchise normande, sans doute. « Et puis l’Exposition ! Monsieur ! J’en suis scié déjà ! Elle m’emmerde d’avance. J’en dégueule d’ennui, par anticipati­on […]. Si la maison Charpentie­r ne m’aboule pas une forte somme, Bouvard et Pécuchet iront ailleurs. L’importance attachée à ces niaiseries, le pédantisme et la futilité m’exaspèrent. Bafouons le chic ! »

Bafouons le chic, quel épilogue, quelle sortie ! Hélas, Flaubert survit à ces derniers mots bien inspirés. Cinq jours plus tard, un samedi, Maupassant retrouve son « Bel-Ami », respirant encore, sur le divan de son cabinet où l’apoplexie l’a foudroyé. Il appelle Julie, la domestique qui lui a inspiré le conte Un coeur simple, et lui demande de ne pas s’éloigner. Gustave voit tout en jaune autour de lui, débouche un flacon d’éther,

mais le mal est fait. Il a un drôle de pressentim­ent : « Cette pute de Bovary va vivre et moi je vais mourir comme un chien » , rideau, la farce est terminée. Flaubert pousse Madame Bovary dans les escaliers afin qu’elle les descende plus vite que lui. Une dernière pique à celle que d’autres que lui ont aimée, la femme infidèle qui a osé s’émanciper de son créateur. Railler les critiques, extorquer de l’argent à son éditeur et insulter son personnage, tout un programme ! Je n’arrive pas à la cheville de Flaubert, moi qui ai toujours peur de mal faire. Si l’on veut d’autres exemples pour se convaincre que la chute est, chez les auteurs, aussi brutale que chez les amants, il suffit de regarder celle de Céline.

1er juillet 1961, à Meudon, villa Maïtou, LouisFerdi­nand Céline l’a fait promettre à sa femme : quand le moment sera venu, pas de médecin, pas de piqûres, pas d’hôpital. Il ferme les yeux. La pauvre Lucette ne comprend pas qu’il est parti et lui fait du bouche- àbouche trois heures durant. C’est long. À ce stade, c’est une étreinte. Puis elle découvre sa dernière lettre. Celle envoyée par LouisFerdi­nand à son éditeur Gaston Gallimard. « Mon cher Éditeur et ami, je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman […]

– 1 500 NF au lieu de 1 000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF !

[…] Qu’on se le dise ! Bien amicalemen­t vôtre. »

Il n’y a pas à dire, les auteurs ont perdu beaucoup d’audace dans la négociatio­n. Peut-être qu’au lieu de citer Flaubert et Céline nous devrions mettre à profit leurs derniers mots. Ce qui me fait penser… Ma chère éditrice et amie, je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat…

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