JOSYANE SAVIGNEAU
Certains l’aiment Jo
Un extraordinaire voyage dans plusieurs pays, dans le temps, l’Histoire, la littérature, la philosophie
Si Sur la route du Danube d’Emmanuel Ruben était lu par tous ceux que le mot « Europe » met en colère, ces 600 pages passionnantes seraient un super best-seller, et l’on pourrait enfin débattre au lieu de brandir des slogans vides de sens. Samuel – Emmanuel Ruben est désigné ainsi dans le livre – et son ami Vlad, tous deux cyclistes acharnés, décident d’entreprendre « une odyssée qui commence à Odessa » : remonter le Danube à bicyclette. Au terme de ce périple de 4 000 kilomètres, et après avoir pris de nombreuses notes en lisant tant on a appris, on se dit, comme le narrateur, que « tel le cycle des eaux, un livre comme celui-ci ne devrait pas avoir de fin ». Mais, il faut bien finir, à défaut de conclure : « Ce livre est le fruit d’une triple passion. Passion pour la géographie d’un fleuve roi, le Danube, passion pour un vieux sport, la petite reine, élevé au rang de genre de vie et d’art de voyager, mais aussi passion pour l’histoire d’un vieux continent, l’Europe, l’homme malade de la planète […]. Cette Europe qui s’est suicidée tant de fois et qui meurt aujourd’hui à petit feu n’aura pas de troisième chance si elle s’autodétruit de nouveau. »
Avant d’arriver à cette phrase, le lecteur a fait un extraordinaire voyage, dans plusieurs pays, dans le temps, l’Histoire, la littérature, la philosophie. Il a rencontré des hommes et des femmes parfois étonnés de cette folie vélocipédique, mais prêts à faire des kilomètres avec les deux compères pour tenter de réparer une roue voilée – réparation qui ne tient pas… Vlad et Samuel retrouvent, ici ou là, des amis, mais vont surtout à la découverte d’inconnus, pour les écouter, comprendre leur amour de leur ville, leurs passions artistiques ou littéraires. Comme Virgil,
à Braila (Roumanie) « où le temps s’est arrêté à l’époque de Panaït Istrati ». Virgil préfère « parler du véritable écrivain de Braila, Mihail Sebastian, inconnu en France, injustement oublié en Roumanie ». Ce qui est l’occasion de revenir sur son plus grand roman, Depuis deux mille ans.
Emmanuel Ruben se présente comme « un géographe défroqué ». Pourtant, son érudition géographique jalonne ce parcours. On se remémore, ou découvre, le géographe tangérois Ibn Battûta (1304-1377), Élisée Reclus bien sûr (1830-1905), le « géographe visionnaire ». Avec eux et quelques autres, « l’extase géographique » nous saisit. Vlad n’est pas géographe, mais outre qu’il est un maître en pédalage forcené, il a « le corps parcouru de frontières » : « Je suis né à Kiev, j’ai grandi à Odessa, Bucarest et Bakou, j’ai vécu à Paris, Strasbourg et Novi Sad. » Il était donc le complice idéal.
Pour ne pas être fasciné par ce périple, il faut en effet ne pas aimer l’Europe, ses trésors et ses blessures. Sinon, on n’oubliera pas ces petites villes où l’on n’ira peutêtre jamais. Pas plus que Budapest, « la seule vraie métropole danubienne » . Et surtout pas le Danube, « une oeuvre collective, un roman polyphonique, un déferlement fabuleux, baroque, échevelé, multipliant à foison les digressions et les ramifications ». Sur la route du Danube est lui-même un roman polyphonique, porté par un amour de l’Europe tout entière, même si la traversée n’inclut pas la totalité du continent. Mais à Bucarest, en voyant la réplique de la colonne Trajane, on pense à Rome. Ailleurs, on sent comme un air de Méditerranée. Un seul regret : être incapable de faire soi- même ce voyage et ne pouvoir dire que « la vie nomade est un enchantement de tous les jours, car c’est une vie réglée sur la rotation terrestre ».