SYLVAIN TESSON
Par les livres et par les champs
Cet incomparable style propre à Rolin fait de phrases cascadantes
Le Lawrence de 1909, qui n’était pas encore devenu le mythique Lawrence d’Arabie mais parachevait ses études « par une thèse sur l’architecture militaire des Francs en Europe et au Moyen- Orient » , effectua un voyage « à travers la Syrie et la Palestine à pied armé du guide Baedeker et d’un pistolet Mauser » pour visiter les citadelles et les places fortes érigées au temps des croisades.
En 2017, lui-même muni des lettres de Thomas Edward Lawrence à sa mère, dans lesquelles l’ascétique étudiant raconte sa découverte des citadelles de Beaufort, de Nimrod, de Subeibeh, du Crac des chevaliers et du château de Masyaf, muni également de sa passion pour le triple entremêlement des spectacles du monde, de la bizarrerie de toute chose et des agissements des hommes, et protégé, enfin, de la fausseté des jugements hâtifs par son aversion pour les théories abstraites et pour les conclusions faciles, l’excellent Jean Rolin – le meilleur d’entre tous – part en campagne dans le Liban, la Jordanie et la Syrie en guerre, inspiré par le cheminement de Lawrence et fidèle à son habitude – érigée en méthode – de saisir la réalité des choses par contournement, c’est-à-dire d’arriver à la compréhension du réel par des voies obliques (mais néanmoins efficaces) : un chien errant ici, un traquet kurde là, une citadelle franque dans la présente oeuvre. S’ensuit un merveilleux récit, fortement chatoyant et ondoyant comme un conte oriental, où l’on croisera à la fois la trace de Noam Chomsky, la présence de « jeunes gens à scooter aux allures un peu louche », les ébats de colibris non loin d’un « camp retranché du Hezbollah », tout ce palimpseste coiffé sans cesse par l’ombre des forteresses franques et autres défenses templières dont on remarquera que l’auteur est très
étrangement soucieux de préciser qu’elles ne sont pas les oeuvres des seuls Francs mais doivent beaucoup aux rajouts arabes et aux efforts des Mamelouks. De même que toute observation appelle, chez Rolin, sa nuance et que toute description provoque par effet de cercle concentrique un dégagement vers la périphérie, de même, toute affirmation déclenche une réflexion analogique permettant de sauter les siècles et les kilomètres comme si l’écriture avait une valeur de kaléidoscope offrant de confronter les situations. On apprendra ainsi que Robert le Lépreux, au xiie siècle, eut la tête tranchée par son ami versatile « l’atabek de Damas », comme quoi, souligne Rolin, « ainsi que les Américains l’ont éprouvé dans d’autres circonstances, il ne suffit pas d’avoir combattu ensemble l’émir de Mossoul pour forger avec ses alliés locaux une amitié durable ».
Précisons, en refermant ce (monumental) récit de voyages ( au pluriel, car le voyage chez Rolin est un entrelacs, une marqueterie et une anastomose), que Crac témoigne de cet incomparable style propre à Rolin fait de phrases cascadantes, dont le fil connaît d’habiles interruptions et des inclusions d’orfèvre avant de se reprendre vigoureusement, et dont ma tentative maladroite de pasticher la facture expliquera la longueur des présentes phrases, lesquelles, dans mon cas, boitent douloureusement alors que, chez Rolin, les propositions – soutenue par des locutions conjonctives aussi bien emboîtées que les crénelures d’un crac – se voient souvent qualifier de proustiennes (compliment qui agacera le récipiendaire rétif aux raccourcis paresseux). Lisez Crac, c’est l’Occident en Orient, c’est « le rêve le plus long de l’histoire », ainsi que le formulait un écrivain que nous ne citerons pas pour ne pas froisser Rolin, et c’est du français !