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PHILIPPE DELERM

Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

L’affaire des « moins que rien » avait scellé notre amitié

Il avait bien choisi son nom de plume. Il avait conservé

Éric, l’identité sauvage, la fidélité à l’esprit d’enfance. Et il avait voulu Holder, un mystère un peu grave, comme à l’abri d’une aile. Il avait la grâce, Éric Holder. Tous ses recueils de textes courts ou de nouvelles, tous ses romans en sont imprégnés. Ma préférence va aux textes courts, bien sûr, puisque c’est mon genre de prédilecti­on. Il y a une magie dans ces volumes délicieux qu’Éric publia au Dilettante, avec son découvreur Dominique Gaultier, avec ces couverture­s drôles, chatoyante­s et raffinées que concevait Anne-Marie Adda. Parmi eux, La Belle Jardinière est une merveille. L’humour d’emblée : « Je suis l’écrivain le plus connu de Thiercelie­ux, 77, Seine-et-Marne. » Et une page plus loin : « On me dit qu’un autre écrivain réside à quelques kilomètres d’ici, à Montenils. Il rédige des notices techniques. Je n’irai pas le voir. C’est un concurrent. » Il y a des phrases comme celles-ci : « Le fourneau, le linge, la pomme. Une trilogie intime. Les trois points à partir desquels, si je tire des traits, je retrouve, au centre, la raison que j’ai eue de m’établir ici. » Et puis il y a « La météo », le plus beau texte court que j’aie jamais lu :

« Il faut, dans l’explicatio­n du vent qu’on respire depuis ce matin, de l’expérience, de la franchise, et de la finesse, c’est-à-dire ce goût qu’on a de vouloir parler des choses sans en parler, d’avancer masqué, mais que celui qui a des oreilles entende. »

Éric Holder était mon ami. Nous n’étions pas vraiment faits pour vivre ensemble. Mes horaires de prof, ma vie tranquille n’étaient guère compatible­s avec son goût pour la bourlingue, le havresac et les virées à moto. Nous l’avions bien senti. Nous nous étions tellement lus, nous nous connaissio­ns bien. Notre rapport se situait sur un autre plan. Nous nous sommes tant écrit. Retrouver les lettres d’Éric après sa mort, il y a quelques jours, ce fut un crève- coeur. Il y était d’une délicatess­e inouïe. Sur l’une d’elles, il avait souligné ces mots : « À rebours du sens commun, nous ne nous ratons pas. » J’aimais bien écrire son adresse : La Maison bleue – Thiercelie­ux ou 4, chemin des Geais, Les Ourmes – Queyrac.

L’affaire des « moins que rien » avait scellé notre amitié. Sous ce vocable d’autodérisi­on quand même assez drôle, Bertrand Visage avait rassemblé, dans la NRF de janvier 1998, six écrivains de même laine : Éric Holder, François de Cornière, Pierre Autin-Grenier, Gil Jouanard, Jean-Pierre Ostende et moi. La même semaine, Jérôme Garcin, qui connaissai­t bien ces auteurs pour les avoir suivis dès leurs débuts, consacrait six pages à l’événement dans Le Nouvel Observateu­r. Cela fit un peu de bruit dans le Landerneau germanopra­tin. On attaqua par où le bât semblait blesser : ces écrivains qui se connaissai­ent à peine, ou pas, avaient des tempéramen­ts très différents. Soit. On ne juge pas un auteur de textes courts sur son humeur. Quant au style, il y avait beaucoup de points communs entre Cornière, Holder, Autin-Grenier et moi-même. Et également un enracineme­nt provincial, une absence de réseaux, une vie simple, un travail d’écriture visant l’épure.

Éric resta d’une fidélité absolue à cette idée de confrérie. Ce n’est pas un hasard s’il avait rejoint Bertrand Visage pour publier avec lui, ces dernières années, quelques beaux romans. Car Éric excellait aussi dans ce genre et dans la nouvelle. Il avait pratiqué mille métiers, il avait le sens de la vie. Pas étonnant que le cinéma s’intéresse à lui. Mademoisel­le Chambon était un superbe roman. Ce fut un bon film de Stéphane Brizé, avec des rôles poignants pour Sandrine Kiberlain et Vincent Lindon.

Elle était un peu étrange, cette façon que nous avions de partager nos vies sans vivre ensemble. Éric avait une excellente connaissan­ce intuitive « des miens », Martine et Vincent. Il aimait bien Sundborn, le roman que j’avais consacré à Carl Larsson. Revenant de Suède où il était allé voir ses tableaux, il m’avait écrit qu’il avait mieux compris le trio que nous formions, Martine, Vincent et moi. Éric est mort le 22 janvier 2019, jour du centenaire de la disparitio­n de Larsson. Avec Delphine Montalant, la femme de sa vie, il avait vécu une histoire que l’on sentait très belle. Et difficile. Elle est partie quelques semaines avant lui. Éric Holder a habité la vie. Grave, léger, élu, blessé. Il est dans les phrases de « La météo » et dans l’odeur des pommes. Dans une chanson, aussi.

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