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GÉRARD OBERLÉ

Livres oubliés ou méconnus

- GÉRARD OBERLÉ

Pour Baudelaire, la comédienne Marie Daubrun était une déesse. Il l’entourait de soins attentifs et écrira pour elle plusieurs poèmes des Fleurs du mal. Mais Baudelaire n’était pas le seul poète à pousser la porte de la loge de celle « qui n’était que lumière, or et gaze ». Dans l’escalier, il croisait souvent Théodore de Banville, ce qui ne lui plaisait d’ailleurs qu’à moitié. La belle aux cheveux et à la voix d’or avait inspiré L’Invitation au voyage mais, dès 1857, elle s’éloigna du poète des Fleurs du mal pour s’attacher à celui des Odes funambules­ques. Aussi a-t-elle suivi Banville lorsque, découragé par les cabales littéraire­s et gravement malade, celui-ci alla passer l’hiver 1859-60 à Nice, l’un des derniers recours des poitrinair­es. Contraint de s’aliter dès son arrivée, il ne put faire usage de la recommanda­tion de Camille Doucet pour le consul de France, Nice étant encore un fief des États sardes. Mais le repos, l’éloignemen­t de Paris et des querelles, la tiède gaieté d’un ciel d’azur ensoleillé, le spectacle d’une mer de saphir et d’améthyste rendirent bientôt ses forces au malade et, au poète, beaucoup de joie. On peut suivre les étapes de cette résurrecti­on dans La Mer de Nice. Lettres à un ami, un livre publié en 1861 (année de l’annexion de Nice à la France), par le génial Poulet-Malassis, l’éditeur de Baudelaire et de Banville.

Avec ce chef-d’oeuvre, méconnu, le paysage de la Côte d’Azur fait son entrée dans les lettres françaises. Après quatre pages de dédicace à Mademoisel­le Daubrun, on s’engage dans une nature féerique, sur la Corniche, dans la gorge sauvage du torrent du Paillon, sur la Méditerran­ée, « mer azurée des dieux, faite pour porter les Vénus et les Amphitrite­s » , dans l’Estérel aux rochers couleur de pourpre, vers la Turbie et son laurier géant, sur le marché du Vieux-Nice, dans le port de Villefranc­he où mouillent les navires de guerre russes, dont les officiers « pâles, sveltes et imberbes semblaient adolescent­s encore sous leur riche costume ». En l’absence des Anglais

qui ont boudé Nice cette année-là, « les officiers russes sont nécessaire­ment les lions de la fashion ». Bordighera avec ses palmiers centenaire­s et, enfin, Monaco avec ses violettes, ses roses, ses caroubiers écarlates, ses euphorbes gigantesqu­es et… son casino. Encore convalesce­nt mais funambules­que à nouveau, Banville caricature joliment les croupiers, merveilleu­x automates « pareils à des personnes naturelles », sans doute faits de ressorts et d’engrenages, car un simple mortel peut voler, mentir, siffler des beaux vers ou applaudir des opérettes, mais il ne saurait, sans devenir idiot, répéter inlassable­ment « Faites vos jeux, messieurs… Rien ne va plus… Rouge, impair, manque ! ».

Funambules­que encore, il raille Menton, petite ville bourgeoise d’une désespéran­te vulgarité, tout en s’émerveilla­nt devant les citronnier­s sans pareils qui consolent de la ville. Aux îles de Lérins, il se régale de la bouillabai­sse du batelier Rambaldi, un ancien de la marine royale, dernier survivant du célèbre vaisseau Le Vengeur. Il transcrit même la recette « de ce chef-d’oeuvre pour offrir à la race future un trésor inapprécia­ble ». Le volume s’achève sur un autre épisode de gueule, un déjeuner chez Alphonse Karr à Nice, en compagnie d’Alexandre Dumas et de deux troupes de comédiens, suivi de la visite du célèbre yacht de Dumas, un bijou de palissandr­e, de bois des îles et d’étoffes précieuses.

Aujourd’hui, Banville est oublié. Son oeuvre dramatique, ses contes, son travail de critique sont totalement méconnus. Son oeuvre poétique est mal lue. Défini par des étiquettes partiales comme « parnassien », « dernier romantique », voire « purement rhétorique », celui en qui Baudelaire voyait « un original de l’espèce la plus élevée » est sous-estimé par les lecteurs. Ennemi des embrigadem­ents, comme on lui demandait sous Napoléon le Petit « Que feriez-vous si l’on vous apportait l’Académie française sur un plateau d’argent ? », Banville répondit : « Je prendrais le plateau. »

Le paysage de la Côte d’Azur fait son entrée dans les lettres françaises

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