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Gare à Lou !

- JEAN TEULÉ

Le nouveau roman de Jean Teulé est un truculent conte moderne. Il a pour décor une ville, avec une avenue du Bonheur et un Bar des Sanglots. Un pays dirigé par un président de la République, un certain Hannibal Zhan Shu, au franc-parler. L’héroïne de Jean Teulé, Lou Moaï Seigneur, « est toute grâce et nuances dans l’éclat doux de ses douze ans et possède encore la candeur des manèges innocents ». Timide, discrète, à cause de ses incisives en avant elle a été surnommée Dents de lapin par ses camarades du collège où elle ne se montre pas une élève assidue, hormis en dessin. La gamine habite au deux cent soixante-seizième étage de la tour de l’Incendie avec Roberte, sa maman, « fine et ravissante blonde de quarante-trois ans en jean noir moulant ses cuisses de

grenouille et chaussée de souliers à talons », ainsi qu’ « une sorte de poisson » aux yeux globuleux et à la bouche « en forme de sourire à l’envers ». Lou n’est pas comme toutes les filles de son âge, loin de là, et pas seulement à cause de son allure de garçon manqué. Elle possède d’étranges pouvoirs et s’avère « singulièrement douée d’un don unique ». Surtout, ne pas s’aviser de la contrarier ou la sanction tombe immédiatem­ent. Comme pour ce camarade de classe qui trébuche dans l’escalier ou pour ce sinistre individu qui voit ses dents se déloger de sa mâchoire. Pour le gouverneme­nt de Hannibal Zhan Shu, Lou est l’arme idéale. Surtout quand on annonce du grabuge avec le Thaïcamb, un pays dont les habitants ont subitement disparu… Voici donc Lou au service de l’État. Et le lecteur qui se régale de tant de fantaisie.

— Mais maman, c’est quoi, cette horreur arrivée chez nous ?

Une gamine, certaineme­nt revenant du collège, dépose son cartable à gauche de la porte d’entrée contre une commode aux tiroirs disjoints mais surmontée d’un terrarium neuf en Plexiglas. À l’intérieur du récipient empli seulement de quelques centimètres d’eau saumâtre, un caillou dépasse comme une île où vient accoster une sorte de poisson, bestiole bizarre qui escalade ensuite la pierre dans l’air libre grâce à ses nageoires pectorales et que la gosse regarde, stupéfaite.

— C’est une petite femelle periophtha­lmus barbarus, l’informe sa mère. Je la trouve jolie. En bas, dans l’animalerie de l’avenue du Bonheur, elle attendait, derrière la vitrine, soldée à seulement quinze euros-yens parce que personne n’en voulait.

— On peut comprendre les gens, soupire la fille. À part toi, qui aimerait avoir ça chez soi ? Tu as vu ses yeux de monstre ? C’est flippant et sa bouche effraie !

— Cette bébête se situe à la charnière entre deux mondes, explique la mère fascinée. Elle possède encore une queue de poisson et déjà un museau de bovin. Elle quitte l’eau pour s’aventurer sur la terre ferme. C’est l’évolution de la vie. Tu ne l’as pas appris en SVT ? Découverte récemment parmi des mangroves d’Afrique, il paraît qu’en captivité elle ne dure pas très longtemps.

— C’est déjà ça, apprécie la fille, en haut de jogging gris à fermeture Éclair et capuche rabattue dans le dos, qui s’accroupit pour fouiller son cartable.

Dans cet exigu salon, salle à manger, kitchenett­e où le réfrigérateur fait continuell­ement du bruit parce que tellement vieux près d’une cuisinière à laquelle il manque des boutons en façade ainsi que la poignée d’origine du four remplacée par une autre en bois tenue par des ficelles, l’ensemble de la pièce doit aussi servir pour dormir. Un canapé replié, simple et sans accoudoir, est adossé contre un mur près de quelques lattes au sol sans doute impossible­s à réinstaller. La nuit, ça doit faire des trous dans le lit qui vous démolissent le dos. En ce décor lugubre aux murs peinturlur­és d’arabesques par endroits pour le rendre plus gai, la mère, fine et ravissante blonde de quarante-trois ans en jean noir moulant ses cuisses de grenouille et chaussée de souliers à talons, constate :

— Avec tout ça, moi qui viens aussi d’arriver, je n’ai même pas pris le temps de retirer ma veste.

Elle la déboutonne et l’ôte. Sa fille, restée assise sur les talons de ses baskets bordeaux et qui l’observe, découvre que, sous une aisselle, la doublure du vêtement est complètement déchirée mais que le débardeur cintré convient :

— Il te va à ravir…

— C’est encore de la récup, rigole la mère en allant ouvrir la porte du frigo pratiqueme­nt vide. Parce qu’au travail mes supérieures grossissen­t mais pas moi, elles me refilent leurs fringues devenues trop petites. Veux-tu nourrir la bébête ? Il lui faut des vers de vase rouges que tu déposes sur ton index et qu’elle vient chopper.

« Non, non, moi je regarde seulement, je ne touche pas ! » grimace la gamine qui, devant la commode, réenclenche le fermoir métallique de son sac de collégienne en redressant la tête. De l’autre côté du plexiglas, la periophtha­lmus barbarus lui fait un clin d’oeil.

— N’importe quoi !.. s’exaspère la fille qui se relève tandis que la mère s’approche avec un index tendu, grouillant de minuscules proies rouges. Maman, je vais dans ma chambre. Il faudra que tu signes mon carnet de notes que je laisse sur la table près du vasarbre.

— As-tu acheté le pain ?

— Zut, j’ai oublié. Promis, j’y penserai demain.

Pendant que cette môme au pantalon trop large et bas des jambes déchiqueté à force de marcher dessus s’éloigne, sa mère à la blondeur frôlant les épaules sourit devant la bestiole gluante et froide faisant maintenant corps avec l’ombre :

— Ce qui est marrant, c’est qu’on a l’impression qu’elle fait toujours la gueule à cause des commissure­s de ses lèvres dirigées vers le bas. Elle te regarde fixement avec ses énormes yeux globuleux mais comme elle a une bouche en forme de sourire à l’envers… Même quand je lui donne à manger, elle devrait paraître contente, eh bien non, on a toujours

Cette bébête se situe à la charnière entre deux mondes, explique la mère fascinée

l’impression qu’elle fait la tronche. Elle est à la fois tellement hideuse et belle. Je ne sais pas comment l’expliquer…

En cet appartemen­t au deux cent soixante-seizième étage de la tour dite « de l’Incendie », la gosse pénètre dans sa chambre étroite jusqu’à une baie vitrée qui occupe toute la place du mur du fond. Contre le verre (ou le Plexiglas), elle souffle un peu de vapeur où tremble une enfance qui disparaît. Les papiers peints gaufrés de la pièce sont verts et bleus. Les lumières tournoyant­es du ciel y projettent des lueurs d’aquarium. À gauche, le lit en mezzanine domine un bureau. Le long d’un des montants de l’échelle qui conduit au matelas et qu’escalade la petite sont punaisées des cartes d’anniversai­res où l’on peut lire huit ans, neuf ans… Sur la carte des douze ans, on voit une photo-hologramme d’elle dont les yeux pivotent vers la droite lorsque la mère, après avoir toqué contre la porte laissée entrouvert­e, entre, un peu pliée en avant.

— Que t’arrive-t-il ? lui demande sa fille dorénavant assise là-haut au bord de la couche. Tu as mal au dos ?

— Ce n’est rien. Ça va passer, répond celle qui, après avoir déposé le carnet de notes sur le bureau, gravit à son tour l’échelle de bois blanc.

Toutes les deux, côte à côte et tournant leur visage dans le même sens, contemplen­t la ville à travers la baie vitrée. Un e-hélicoptère passe sans bruit à leur hauteur tout près puis va faire tournoyer ses pales au ras d’autres tours dont la plus grande du secteur – un écorche-cieux appelé La Céleste. Elle culmine à une altitude si vertigineu­se qu’on n’en aperçoit pas le sommet perdu à l’intérieur d’un des nuages roses du ciel jaune qui s’assombrit, le soir venant. Des myriades d’étoiles – lumières d’appartemen­ts – s’accrochent à La Céleste. La mère se recule pour s’asseoir en tailleur et caler ses reins douloureux contre un coussin latéral. Sa fille s’allonge en chien de fusil et pose de profil sa tête à l’angle d’une cuisse et du ventre maternels. Contre sa nuque aux cheveux châtains clairs et relevés, la gamine sent le velouté du débardeur :

— C’est doux…

— J’adore le crêpe de Lune… Il te faudra penser à aller manger le reste de mon ragoût de saucisses d’hier que j’ai mis à mijoter. J’en avais gardé une part pour te faire la surprise.

— Ben, et toi ?

— Je n’ai pas faim, me sens ballonnée, prétexte la mère au ventre plat qui gargouille. Si tu ne travailles pas davantage à l’école tu galéreras toute ta vie comme moi.

Sa petite lui explique qu’elle en a marre du collège, qu’à part les cours de dessin tout maintenant l’y repousse et la navre. La mère le sait, ne la dispute pas pour les notes. Avec elle, jamais de bride, ni mors, ni rêne, ni hop !, ni cravache, en revanche elle s’interroge : — Que faire ? Où pourrais-tu aller ?

— Et puis en classe, surenchérit la môme, à cause de mes incisives en avant, on m’a aujourd’hui encore appelée Dents de lapin.

— Qui ça ?

— Un gars au crâne rasé, style vestimenta­ire pour faire peur et qui fume déjà puis une belle rousse flamboyant­e et prétentieuse qui monte à dos de kangourou de compétition le week-end et se vante d’habiter à un cinq centième étage. Elle aussi m’appelle Dents de lapin. — Mais non, tu es jolie !

— Oh, toi… Même d’une periophtha­lmachine tu dis qu’elle est jolie…

La gamine complexée et humiliée dans son école tend un bras pour s’emparer d’un doudou – vache en peluche jaune fourrée de mousse et cornes molles râpées à force d’avoir été mordillées. Elle porte à ses lèvres cet objet fétiche sali pour en retrouver le goût consolant où les songes d’enfance à la fin se défont. Elle apprécie également de humer sa mère :

— Tu as toujours un gai parfum de fleurs comme s’il avait plu.

— C’est mon odeur naturelle, plaisante la génitrice. Je n’ai nullement besoin de fragrance mais, toi, tu es trop gentille aussi. Ne te laisse plus faire au collège. Il n’y a pas de raison qu’on se permette de te marcher sur les pieds. À un moment donné, ça suffit. Toi qui grandis, évolue, réagis !

— Allons, allons, les élèves qui commencent la journée par le cours de physique-chimie, on se dépêche ! Que tout le monde monte jusqu’à l’amphithéâtre !

Elle lui coule un drôle de regard. Dans sa voix lente un serpent s’avance tandis qu’elle articule à voix haute : — Je voudrais que tu tombes dans l’escalier

Au rez-de-chaussée d’un établisseme­nt scolaire, le proviseur en fin de carrière, massif, ventre ballant, et d’un âge à parler d’autrefois, fait tournoyer la poussière en entrechoqu­ant ses paumes afin de presser les collégiens retardatai­res.

— Allez, allez !

Yeux gris, une barbe de trois jours et le front sillonné d’un pli, ses cris aigres de girouette s’enrouent dans l’affolement des lumières changeante­s d’une copie de statue antique en résine translucid­e. Elle représente un éphèbe grandeur nature dont les couleurs intérieures, passant de l’une à l’autre, éclairent le hall au pied de l’escalier qui mène vers les salles de classe.

Un bruyant essaim de gamins tel qu’en feraient toutes sortes de mouches quittent alors l’ombre du grand eucalyptus de la cour de récréation dont ils emportent les effluves dans un bruit de portes, de pas, de marches qui se mettent à tambourine­r.

— Je n’aime pas l’école. Je ne suis pas jolie… La gosse extrêmement timide qui habite au deux cent soixante-seizième étage de la tour de l’Incendie, ce matin en tee-shirt qui fait garçon et qui jamais ne viendrait ici en robe ou en jupe, se veut très discrète, ne parle à quiconque. Elle est là mais un peu fantôme, espérant que personne ne la voit. Se sentant toujours étrangère à l’intérieur de ce collège, elle y a la solitude gigantesqu­e d’un bouchon de liège dans les marées. Elle froisse son tee-shirt entre ses doigts fluets, cache son ennui en sa poitrine. Contrairem­ent au niveau dont elle s’évalue, elle est toute grâce et nuances dans l’éclat doux de ses douze ans et possède encore la candeur des manèges innocents. Autour d’elle, celles qui pourraient être ses copines exhibent déjà une volupté voulue. Elles parlent maquillage, chaussures en lave de cratères de planètes lointaines.

La môme, au doudou vache jaune chez elle pour la réconforter, traîne ses baskets bordeaux derrière beaucoup d’autres. En tête du cortège montant en physique-chimie, un arrogant de sa classe à boutons de métal, cheveux ras et oeillade chargée de défis, sans lacet à ses godasses, méprise ceux qui regardent où ils mettent leurs pieds :

— Moi, j’aime sauter dans les flaques !

Il est trop ceci et pas assez cela à part pour faire des singeries. Il parle fort, ne cessant d’empêcher que la conversati­on devienne générale. Il ne laisse à aucun le temps de dire un mot. À mi-étage, il aperçoit, toujours au rez-de-chaussée, la petite aux incisives un peu trop avancées. Aussitôt, sous ses sourcils méchants, il la dévisage puis imite à l’excès le grignoteme­nt saccadé d’un rongeur bouffant une racine. Dans la parodiée, cette caricature s’enfonce à la façon d’un clou. Ne serait-ce qu’encore hier, chagrin, souci et douleur ravalés, elle n’en aurait pas fait un drame mais ce matin… Que ce maraudeur de son âge vienne à nouveau la chercher dans sa chair, qu’à mi- étage elle demeure sa cible ne lui convient plus. Lasse du spectacle de la grimace agitée qu’il poursuit en tournant pour atteindre bientôt le palier, elle lui coule un drôle de regard. Dans sa voix lente un serpent s’avance tandis qu’elle articule à voix haute :

— Je voudrais que tu tombes dans l’escalier. Un talon de l’autre (en ses souliers délibérément sans lacet pour bien faire détenu de pénitencier) dérape sur un côté et se déchausse, bousculant le second talon qui glisse. Le gars trébuche sans doute autant qu’à tous les problèmes des cours de mathématiques. Il bascule en arrière, enchaîne des pirouettes contre le mur, les barreaux de la rampe. C’est à s’y casser le nez comme à la patinoire. Son destin roule sur les marches avec un bruit de dés. Et après des cris semblables à ceux au fond d’un toboggan, il subit un naufrage contre le carrelage du hall. Le dorénavant éclopé hurle de douleur au pied de l’éphèbe aux lumières changeante­s qui reste immobile et glorieux, lui ! Une rousse flamboyant­e, également encore en bas, cafte la gamine habitant la tour de l’Incendie :

— C’est Dents de lapin qui a dit qu’elle voudrait que… !

La dénoncée aux yeux bleus tourne sa tête vers la belle prétentieuse, qui monte à dos de kangourou tous les week-ends, en lui grommelant :

— Toi…

— Un chagrin noir comme chaque fin d’après-midi après le travail, monsieur Saudade ? demande une serveuse arrivée sur le trottoir en patins à roulettes et tatouée, sous ses paupières inférieures, de larmes noires descendant jusqu’aux joues.

— Oui, avec un voile de vague à l’âme, lui répond un mince métis nonchalant d’une trentaine d’années.

— Ce matin, quand vous étiez dans votre uniforme de gardien de la paix, reprend la serveuse habillée court, vous nous avez verbalisés parce que nos tables empiétaient un peu trop en terrasse. Vous voyez que ça a été rétabli.

— Mon métier consiste à veiller que dans le quartier de la tour de l’Incendie rien ne dépasse, justifie le lymphatiqu­e gardien de la paix en civil qui regarde, de l’autre côté de l’avenue du Bonheur, l’entrée vitrée de l’écorche-cieux sur le trottoir d’en face. Au fait, je ne me souviens plus, pourquoi l’appelle-t-on ainsi ?

— Tour de l’Incendie ? C’est parce que sa façade se trouve orientée plein ouest et sans vis-à-vis à part le bâtiment de notre commerce peu élevé puisque bâti au-dessus de l’ancienne citerne de la capitale demeurée vide, va savoir en attendant quoi !

 ??  ?? LE LIVRE Gare à Lou !
par Jean Teulé,
192 p., 19 €.
Copyright Julliard. En librairie le 7 mars.
LE LIVRE Gare à Lou ! par Jean Teulé, 192 p., 19 €. Copyright Julliard. En librairie le 7 mars.
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