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En attendant le jour

- MICHAEL CONNELLY

Publié en juillet 2017 aux États-Unis, En attendant le jour est le trentième roman de Michael Connelly traduit en France. L’Américain ajoute, à une galerie déjà bien fournie, un nouveau personnage : Renée Ballard, inspectric­e de police à Los Angeles (un deuxième épisode de ses aventures a paru l’an dernier outre-Atlantique). Séductrice, solitaire, elle vit dans un van, a du répondant et de l’autorité. En poste depuis quatorze ans, elle a été reléguée au quart de nuit après un incident avec sa hiérarchie. La nuit où débute le roman, son associé et elle sont appelés sur trois affaires. Les deux dernières vont accaparer Ballard : un prostitué transsexue­l tabassé

et laissé pour mort sur un parking, et une fusillade dans un night-club. Bien que surveillée de près par ses supérieurs, cette obsessionn­elle rusée, intrépide et fort attachante n’hésite pas à enfreindre un règlement qui lui interdit de poursuivre ses enquêtes le jour. Inévitable­ment, elle commet quelques erreurs, dissimule des éléments, ce qui est fâcheux quand l’affaire implique des services concurrent­s. Guerre des polices, flics ripoux, mais surtout face cachée (car nocturne) de la Cité des anges constituen­t le décorum d’un polar procédural dans lequel Connelly prouve qu’il n’est jamais tant à l’aise que dans une double peinture mêlant les tribulatio­ns de son protagonis­te et les méandres d’une ville où il est chez lui. Hubert Artus

CHAPITRE I

Ballard et Jenkins montèrent à la maison d’El Centro Avenue peu avant minuit. C’était le premier appel du service. Il y avait déjà une voiture de patrouille garée devant, le long du trottoir, et Ballard reconnut les deux policiers en tenue. Debout dans la véranda du bungalow, ils parlaient avec une femme à cheveux gris vêtue d’un peignoir de bain. John Stanley était le chef de veille – le boss du terrain – et Jacob Ross, son coéquipier.

— Je crois que celui-là est pour toi, dit Jenkins. Ils travaillai­ent ensemble depuis deux ans et s’étaient aperçus que Ballard était la meilleure de l’équipe quand la victime était une femme. Non que Jenkins aurait été un ogre, mais Ballard comprenait mieux les émotions des femmes. La réciproque était vraie lorsqu’ils se trouvaient en présence d’un homme.

— Reçu cinq sur cinq, répondit-elle.

Ils descendire­nt de voiture, se dirigèrent vers la véranda éclairée. Ballard avait sa radio à la main. Ils montèrent les trois marches et Stanley les présenta à la victime. Elle s’appelait Leslie Anne Lantana et avait soixante- dix- sept ans. Ballard se dit qu’ils n’auraient pas grand- chose à faire. L’essentiel des cambriolag­es ne donnait lieu qu’à un rapport et, de temps en temps, à une demande de passage de l’équipe des empreintes si, coup de chance, on découvrait que le voleur avait touché des surfaces potentiell­ement exploitabl­es.

— Mme Lantana a reçu un mail d’alerte à la fraude où on lui signalait que quelqu’un avait tenté de faire un achat sur Amazon avec son numéro de carte de crédit, reprit Stanley.

— Et ce n’était pas vous, dit Ballard à Mme Lantana. L’évidence même.

— Non, c’est la carte que je garde pour les urgences, et je ne m’en sers jamais pour payer en ligne, répondit Lantana. C’est pour ça que l’achat a été signalé. Pour Amazon, je me sers d’une autre carte.

— Bien, dit Ballard. Avez-vous appelé la société émettrice de la carte ?

— J’ai commencé par vérifier si je n’avais pas perdu ma carte et c’est là que j’ai découvert que mon portefeuil­le n’était plus dans mon sac. On me l’a volé.

— Une idée du lieu ou du moment où ça se serait passé ?

— Comme je suis allée faire mes courses chez Ralph hier, je sais que je l’avais à ce moment-là. Après, je suis rentrée et ne suis pas ressortie. — Avez-vous payé avec votre carte ?

— Non, en liquide. Chez Ralph, je paie toujours en liquide. Mais j’ai sorti ma carte de fidélité pour les points.

— Pourriez-vous avoir laissé votre portefeuil­le chez Ralph ? À la caisse, quand vous avez sorti votre carte ?

— Non, je ne crois pas. Je fais très attention à mes affaires. À mon portefeuil­le et à mon sac à main. Et je ne suis pas sénile.

— Loin de moi cette idée, madame. Je ne fais que poser des questions.

Ballard changea de sujet alors même qu’elle n’était pas convaincue que Lantana n’ait pas laissé son portefeuil­le chez Ralph, où n’importe qui aurait pu le lui piquer.

— Qui habite ici avec vous, madame ? demanda-t-elle.

— Personne, répondit Lantana. Je vis seule. Cosmo excepté. C’est mon chien.

— Quelqu’un qui aurait frappé à votre porte ou serait entré chez vous depuis votre retour de chez Ralph ?

— Non, personne.

— Aucun ami ou parent qui serait venu vous rendre visite ?

— Non, et ils ne m’auraient pas pris mon portefeuil­le s’ils étaient venus me voir.

— Évidemment, et je ne sous-entends rien d’autre. J’essaie seulement de me faire une idée des allées et venues de chacun. Vous nous dites donc être restée tout le temps chez vous depuis votre retour de chez Ralph ?

— C’est ça.

— Et Cosmo ? Vous le promenez ? — Bien sûr, deux fois par jour. Mais je ferme à clé quand je sors et je ne vais pas loin. C’est un vieux chien et je ne rajeunis pas, moi non plus. Ballard sourit avec compassion.

— Et vous sortez tous les jours à la même heure ? — Oui, on se tient au même emploi du temps. C’est mieux pour le chien.

— Combien de temps ça vous prend ?

— Une demi-heure le matin et, d’habitude, un peu plus le soir. Ça dépend de notre humeur.

Ballard hocha la tête. Elle savait qu’un voleur traînant au sud de Santa Monica n’aurait eu qu’à la repérer en train de balader son chien et la suivre jusque chez elle. On détermine si la dame vit seule et on revient le lendemain à la même heure quand elle est repartie le promener. Les trois quarts des gens ne se rendent pas compte à quel point leurs petites routines les rendent vulnérable­s aux prédateurs. Un voleur qui connaît son affaire ne mettrait pas dix

Un voleur qui connaît son affaire ne mettrait pas dix minutes pour entrer dans la maison et en ressortir

minutes pour entrer dans la maison et en ressortir.

— Avez-vous regardé s’il vous manque autre chose, madame ? reprit Ballard.

— Pas encore. J’ai appelé la police dès que j’ai vu que mon portefeuil­le avait disparu.

— Bien, allons donc faire un rapide tour à l’intérieur pour vérifier.

Pendant que Ballard escortait Lantana dans toute la maison, Jenkins alla voir si la serrure de la porte de derrière avait été trafiquée. Un chien dormait sur un coussin dans la chambre de Lantana. Mélange de boxer et d’autre chose, il avait la gueule toute blanche de vieillesse. Il suivit Ballard de ses yeux brillants, mais ne se leva pas. Trop vieux. Il eut un grondement sourd.

— Tout va bien, Cosmo, lui lança Lantana.

— C’est quoi ? Un mélange de boxer et de… ? demanda Ballard.

— De ridgeback de Rhodésie, enfin… C’est ce qu’on pense.

Ballard se demanda si ce « on » faisait référence à Lantana et au chien ou à quelqu’un d’autre. Lantana et son vétérinair­e ?

La vieille dame termina son petit tour de la maison en regardant dans son tiroir à bijoux et annonça que, apparemmen­t, seul le portefeuil­le avait disparu. Ballard repensa au passage chez Ralph et se demanda si le voleur avait cru disposer de moins de temps qu’il n’en avait réellement pour fouiller toute la maison.

Jenkins les rejoignit et déclara que rien n’indiquait que les serrures des portes de devant ou de derrière aient été crochetées, forcées ou trafiquées de quelque manière.

— Avez-vous remarqué quoi que ce soit d’inhabituel en promenant votre chien dans la rue ? reprit Ballard. Quelqu’un qui aurait détonné dans le décor ? — Non, rien.

— Y a- t- il des travaux dans le quartier ? Des ouvriers qui traîneraie­nt dans les environs ?

— Non, pas par ici.

Ballard lui demanda de lui montrer le mail d’alerte qu’elle avait reçu de la société de crédit. Tous gagnèrent un petit recoin dans la cuisine où Lantana avait son ordinateur portable, une imprimante et des plateaux de rangement où s’empilaient les enveloppes. C’était manifestem­ent son poste de travail, l’endroit où elle réglait ses factures et passait ses commandes en ligne. Elle s’assit et fit monter le courrier en question à l’écran. Ballard se pencha par-dessus son épaule pour le lire, puis elle lui demanda de rappeler la société.

Lantana le fit à l’aide d’un téléphone mural dont le long fil courait jusqu’au coin bureau. Pour finir, elle tendit l’appareil à Ballard, qui passa alors dans le couloir avec Jenkins en étirant le fil à son maximum. Elle se retrouva à parler avec un spécialist­e des alertes à la fraude à l’accent indien. Ballard s’identifia, déclara être de la police de Los Angeles et demanda l’adresse de livraison donnée à la société avant que l’achat ne soit refusé pour tentative de fraude. Le spécialist­e l’informa qu’il ne pouvait pas lui fournir ce renseignem­ent sans l’aval d’un juge.

— Comment ça ? lui renvoya Ballard. Vous êtes bien le spécialist­e des alertes à la fraude, non ? Il y a eu fraude, et si vous me donnez cette adresse, je pourrai faire quelque chose.

Et c’est pour ça que vous en avez rien à foutre. Parce que ce type n’entrera jamais chez vous pour vous piquer votre portefeuil­le à Mumbai

— Je suis désolé, lui répondit le spécialist­e. Je ne peux pas faire ça. Le service juridique doit m’en donner l’ordre et il ne l’a pas fait.

— Passez-moi ce service.

— Il est fermé. C’est l’heure du déjeuner et ils ferment.

— Alors passez- moi votre supérieur, insista Ballard en regardant Jenkins et en secouant la tête de frustratio­n.

— Écoute, lui renvoya celui-ci, tout ça va atterrir au Bureau des cambriolag­es demain matin. Pourquoi ne pas les laisser s’en occuper ?

— Parce qu’ils ne s’en occuperont pas. Ça se perdra dans la pile. Il n’y aura pas de suivi. Et c’est pas juste pour elle, répondit Ballard en lui indiquant d’un coup de tête la cuisine où la victime était toujours assise, l’air malheureux.

— Qui a parlé de justice ? dit Jenkins. C’est comme ça que ça se passe, c’est tout.

Cinq minutes plus tard, le supérieur reprit la ligne. Ballard lui expliqua que la situation était tendue et qu’il fallait faire vite pour mettre la main sur l’individu qui avait volé la carte de crédit de Mme Lantana. Le supérieur lui rappela que la tentative d’utilisatio­n de la carte ayant échoué, le système d’alerte à la fraude avait parfaiteme­nt fonctionné.

— Inutile de me servir cette « situation tendue », comme vous dites, ajouta-t-il ensuite.

— Le système ne fonctionne vraiment que si nous

attrapons le type, dit Ballard. Vous ne voyez donc pas ? Empêcher la carte d’être utilisée n’est qu’une partie de la solution. Ça protège votre client, mais pas Mme Lantana. Quelqu’un est entré chez elle.

— Je suis désolé, répéta le supérieur. Je ne peux pas vous aider sans papier du juge. C’est notre protocole. — Et vous vous appelez ?

— Irfan.

— Où vous trouvez-vous, Irfan ?

— Comment ça ?

— Vous êtes à Mumbai ? À Delhi ? Où ça ?

— À Mumbai, oui.

— Et c’est pour ça que vous en avez rien à foutre. Parce que ce type n’entrera jamais chez vous pour vous piquer votre portefeuil­le à Mumbai. Un grand merci à vous. Sur quoi, elle retourna à la cuisine, raccrocha avant que ce supérieur complèteme­nt nul ne puisse lui répondre et se tourna vers son coéquipier :

— Bon, on rentre à l’étable, on écrit le rapport et on le file au service des cambriolag­es. Allons-y.

CHAPITRE II

Ballard et Jenkins ne regagnèren­t finalement pas le commissari­at pour commencer à dresser le procès-verbal du cambriolag­e. Ils furent redirigés sur le Hollywood Presbyteri­an Medical Center par le chef de veille pour une agression. Ballard gara la voiture sur un emplacemen­t réservé aux ambulances tout près de l’entrée des urgences, laissa ses feux avant allumés et franchit les portes automatiqu­es de l’établissem­ent avec Jenkins. Elle nota l’heure pour le rapport qu’elle rédigerait plus tard. D’après la pendule installée au-dessus du guichet de la salle d’attente, il était 0 h 41.

Le teint aussi blanc que celui d’un vampire, un officier de la patrouille s’y tenait. Ballard lui ayant adressé un signe de tête, il s’approcha pour les briefer. Pas de galons sur la manche. Un bleu au sortir de l’Académie de police ? Il était en tout cas bien trop nouveau dans la division pour qu’elle connaisse son nom.

— On l’a trouvée dans un parking au croisement de Santa Monica Boulevard et de Highland Avenue, déclara-t-il. On dirait qu’elle y a été jetée. Le type qu’a fait ça devait la croire morte. Mais elle était vivante, elle s’est vaguement… réveillée, et est restée à demi consciente pendant deux ou trois minutes. Elle s’était fait tabasser comme il faut. D’après un des infirmiers, elle pourrait avoir une fracture du crâne. Ils l’ont mise au fond. Mon officier instructeu­r y est aussi.

L’agression ayant peut- être été déjà élevée au rang d’enlèvement, l’intérêt de Ballard grandit. Elle jeta un coup d’oeil à la plaque de l’officier et vit qu’il s’appelait Taylor.

— Taylor, dit-elle, moi, c’est Ballard, et je vous présente l’inspecteur Jenkins, mon compagnon des ténèbres. Quand êtes-vous arrivé au Super Six ? — Au premier déploiemen­t, en fait, répondit Taylor. — Directemen­t après l’Académie de police ? Alors, bienvenue au service ! Vous vous amuserez beaucoup plus au Super Six que n’importe où ailleurs. Qui est votre officier instructeu­r ?

— L’officier Smith, m’dame.

— Ne m’appelez pas « m’dame ». Je ne suis pas votre mère.

— Je m’excuse, m’dame. Heu, je voulais dire… — Vous êtes entre de bonnes mains avec Smitty. Il est cool. Vous avez une identité pour la victime ?

— Non, y avait pas de sac à main ni rien, mais on a essayé de lui parler en attendant l’arrivée de l’ambulance. Elle était dans les vapes et ce qu’elle disait n’avait pas beaucoup de sens. Pour moi, ça ressemblai­t à Ramona.

— Elle a dit autre chose ?

— Oui, elle a dit « la maison à l’envers ».

— « La maison à l’envers » ?

— C’est ce qu’elle a dit. L’officier Smith lui a demandé si elle connaissai­t son agresseur et elle a répondu que non. Il lui a demandé où ça s’était passé et elle a répondu « à la maison à l’envers ». Je vous l’ai dit, ç’avait pas grand sens.

Ballard hocha la tête et réfléchit à ce que ça pouvait bien vouloir dire.

— Bon, lâcha- t- elle enfin. On va aller vérifier tout ça.

Elle fit signe à Jenkins et se dirigea vers la porte des premiers soins. Elle portait un tailleur Van Heusen gris anthracite à fines rayures. Elle pensait depuis toujours que le côté formel de son costume allait bien avec sa peau légèrement brune et ses cheveux aux mèches décolorées par le soleil. Et que cela lui donnait aussi une autorité qui l’aidait à compenser sa petite taille. Elle ouvrit suffisamme­nt sa veste pour que la réceptionn­iste derrière la vitre du guichet voie le badge accroché à sa ceinture et ouvre la porte automatiqu­e.

Le service des admissions comprenait six boxes d’évaluation et de traitement fermés par des rideaux. Des médecins, des infirmière­s et des technicien­s y travaillai­ent autour du poste de commandeme­nt au milieu de la salle. La scène tenait du chaos organisé où chacun avait une tâche à effectuer, une sorte de main invisible chorégraph­iant le tout. La nuit était animée mais, au Hollywood Pres, elles l’étaient toutes.

Un autre officier de la patrouille se tenant devant le rideau du box 4, Jenkins et Ballard le rejoignire­nt aussitôt. Il avait trois galons sur la manche, ce qui signifiait quinze ans donnés au service, et Ballard le connaissai­t bien.

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par Michael Connelly,
traduit de l’anglais (États-Unis) par Robert Pépin, 450 p., 21,90 €.
Copyright Calmann-Lévy. En librairie le 13 mars.
LE LIVRE En attendant le jour (The Late Show) par Michael Connelly, traduit de l’anglais (États-Unis) par Robert Pépin, 450 p., 21,90 €. Copyright Calmann-Lévy. En librairie le 13 mars.

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