ÉTONNANTS PETITS VOYAGEURS
Les bibliothèques des xviii e et xix e siècles recèlent souvent d’importantes collections de récits, relations et Mémoires tartinés par des navigateurs, explorateurs, missionnaires et autres touristes ou pèlerins qui, comme Ulysse, ont fait un beau voyage. La bibliothèque de voyage occupe chez moi une pièce entière. Bordés par de grands atlas et albums de planches, le capitaine Cook s’y coudoie avec La Pérouse, lord Macartney avec Tournefort, Bougainville avec François Péron, La Condamine et Vivant Denon avec Gérard de Nerval, Alexandre Dumas avec Gobineau, Lamartine, Stendhal et autres globe- trotters. Emmi les rayons où paradent ces grands voyageurs, aventuriers, capitaines et naturalistes se trouve une tablette abritant un groupuscule de petits volumes relatant des pérégrinations minuscules, des odyssées insignifiantes. Un certain Louis-Balthazar Néel, né à Rouen en 1695, publie en 1748 un Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer, un badinage parodique, florilège burlesque de tous les poncifs de la littérature de voyage tant prisée alors.
Un jeune Parisien naïf, qui n’avait jamais franchi les barrières de la capitale, entreprend, par amour pour Henriette, une indigène de Saint- Cloud, un périlleux voyage en bateau sur la Seine. Le récit de ce périple d’à peine deux lieues offre des observations historiques, géographiques, ethnographiques, en conformité avec la pédantesque exactitude des livres de voyage véridiques. Le narrateur s’amuse aussi à brocarder la niaiserie des bourgeois parisiens, pétrifiés d’admiration devant les choses les plus banales qu’ils découvrent lorsqu’ils s’aventurent hors de leurs foyers. Le public se régala de cette malicieuse facétie, si bien que le livre sera sans cesse réimprimé pendant un siècle et demi. Dès 1753, l’éditeur Augustin Lottin spécula sur ce succès en publiant un Retour de Saint-Cloud par mer et par terre de son cru, présenté comme une suite du Voyage de Néel.
Aux arrêts pendant quarante- deux jours dans sa chambre de la citadelle de Turin à la suite d’un duel, le jeune lieutenant Xavier de Maistre rédige le Voyage autour de ma chambre, un chef-d’oeuvre préromantique dont la première édition, datée de 1794 à Turin, paraît sans nom d’auteur ni d’éditeur. Lui aussi détourne le genre du récit de voyage sous forme parodique « Ma chambre est située sous le 45e degré de latitude […], sa direction est du levant au couchant […], je la traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement… » À leur tour, Néel et Xavier de Maistre ont été copieusement parodiés. Je n’ai pas su identifier le farceur à qui l’on doit un Voyage dans mes poches, dont je possède un exemplaire sans nom ni adresse, daté de 1798. La « pochade » en vers et en prose prétend faire la pige à l’auteur du Voyage autour de ma chambre.
En 1809, un certain Auguste Leblanc, officier en retraite natif de Carpentras, bat le tambour avec un Voyage sans bouger de place.
Auguste de Labouïsse-Rochefort ( Saverdun 1778 – Castelnaudary 1852) s’est lui aussi illustré dans le style petites excursions. En 1807, il publie Un Voyage à Saint-Maur, suivi d’un Voyage à Montrouge en 1817, d’un autre à Roudeilhe ainsi qu’un
Petit voyage sentimental, en 1828. Sous le pseudonyme de Moustapha, Théodore Iung donne, dans La Vie parisienne de 1866, un Voyage autour de ma tente. C’est Maistre en version orientale. Tout le monde ignore ou aura oublié le Voyage de Paris à Herblay, aller et retour par mer de Paul Guillemin, que l’on pouvait acquérir chez l’auteur, à Billancourt en 1893, un récit de six pages seulement.
« Ce que Maistre a fait, je l’ai fait, sans malice, par inclination naturelle » , proclame Jean Drève ( alias Florimond Verheyden), un Belge qui publie, en 1957, un Voyage au centre de ma chambre. Les plaisanteries les plus courtes étant, paraît-il, les meilleures, je termine mon petit inventaire sur cette belge drôlerie.
Un badinage parodique, florilège burlesque de tous les poncifs de la littérature de voyage