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NOTRE SÉLECTION

Un monde ancien qui disparaît au profit d’une société moderne où les valeurs ne sont plus les mêmes. Tels sont les enjeux portés haut par Un silence brutal. Âpre prise de conscience d’une inexorable évolution.

- Laëtitia Favro

Il y a les écrivains du Sud, ceux de NouvelleAn­gleterre ou de la côte Ouest, et ceux dont la plume n’a pas d’égale pour dire le fourmillem­ent de New York. S’il fallait ancrer l’oeuvre de Ron Rash dans un territoire, elle se situerait entre monts et rivières dans un coin perdu des Appalaches, en Caroline du Nord où l’écrivain vit aujourd’hui, ou du Sud, où il est né et a grandi. Auteur reconnu de romans noirs, lauréat en 2014 du Grand Prix de littératur­e policière pour

Une terre d’ombre, Ron Rash s’est d’abord essayé à l’écriture de nouvelles et de poèmes avant de se tourner vers la fiction romanesque.

L’ouverture de Un silence brutal en appelle d’ailleurs à ses premières amours, tant le style se rapproche de la prose poétique. Traumatisé­e, enfant, par une fusillade et, adulte, par la mort de son compagnon engagé dans l’écoterrori­sme, Becky Shytle a trouvé refuge dans la nature en devenant garde forestier dans un parc national, et poète à ses heures perdues. La rédaction de son journal alterne avec le récit moins contemplat­if et beaucoup plus sombre de Les, le shérif du comté sur le point de prendre

sa retraite après trente et un ans de bons et loyaux services, entre règlement de disputes conjugales et lutte contre les stupéfiant­s, contre les ravages de la méthamphét­amine en particulie­r. Alors qu’il pensait tranquille­ment régler quelques derniers détails avant de passer la main à son second, Les reçoit le coup de fil d’Harold Tucker, le riche propriétai­re d’un hôtel haut de gamme : des litres de pétrole lampant ont été déversés dans la rivière traversant sa propriété, mettant en péril son écosystème et la manne financière qu’elle lui rapporte. Sur les caméras de vidéosurve­illance, l’imposante silhouette de Gerald Blackwelde­r, le propriétai­re du terrain voisin, laisse peu de place au doute quant à l’identité du coupable. « Un banc de sable en amont était teinté de rouge, comme si la rivière saignait. » Deux visions s’affrontent dès lors : celle, partagée par Les, Becky et Gerald, d’un monde en train de disparaîtr­e, dépourvu de tout manichéism­e, où les lois ne suffisent pas à garantir ce qui est juste ou non, et celle d’Harold Tucker, plus monolithiq­ue, où l’exploitati­on des ressources naturelles est avant tout gage de profit. Proche de Gerald, Becky le sait incapable de commettre un tel crime à l’encontre du vivant, quand Les, plus pragmatiqu­e, enquête sur le passé du vieil homme, marqué par la mort de son fils unique pendant la guerre du Golfe.

Immergé dans le quotidien de cette petite ville dont le nom n’est jamais prononcé mais que la pauvreté, les ravages de la drogue et les conséquenc­es désastreus­es de la crise de 2008 caractéris­ent, le lecteur suit l’avancée d’une enquête dont le nombre de coupables éventuels, au lieu de décroître, se démultipli­e. « Dans les pires moments, le comté ressemblai­t à une toile gigantesqu­e. L’araignée remuait et de nombreux fils reliés les uns aux autres se mettaient à vibrer. » Si les lieux n’ont rien d’une sinécure, les paysages semblent avoir une influence directe sur la psychologi­e des personnage­s, et la nature environnan­te, pourtant majestueus­e, ne révèle pas toujours le meilleur de l’humain. Comme souvent dans les romans de Ron Rash, la destructio­n de la faune et de la flore devient la métaphore d’une humanité corrompue, divisée entre son appartenan­ce à un monde ancien, celui d’une Amérique rurale en apparence immuable, et les bouleverse­ments engendrés par une société moderne où tout semble s’emballer.

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 ??  ??  Un silence brutal (Above the Waterfall) par Ron Rash, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez, 272 p., Gallimard/ La Noire, 19 €
 Un silence brutal (Above the Waterfall) par Ron Rash, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez, 272 p., Gallimard/ La Noire, 19 €
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