L’enquêtrice
On l’ignore souvent, mais les premiers personnages de fins limiers étaient des femmes. Créées sous l’ère victorienne, elles ont porté haut le genre du roman à énigme, suivies aujourd’hui par leurs héritières.
Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Philip Marlowe. Dans notre imaginaire, le mot « détective » s’accorde d’abord au masculin. Pourtant, la liste d’enquêtrices fictives est tellement longue qu’il a fallu une encyclopédie en trois volumes pour l’établir ( Mystery Women de Colleen Barnett, récemment augmenté). Plus étonnant encore, le premier enquêteur de la littérature serait en fait une femme : Anne Rodway, la couturière qui tente d’élucider la mort de sa meilleure amie avec l’aide de son fiancé dans Le Journal d’Anne Rodway de Wilkie Collins (1856). C’est la thèse que défend Frédéric Regard dans Le détective était une femme. Le polar en son genre. L’universitaire nous apprend également que Miss Marple, créée en 1930 par Agatha Christie, « n’est pas le prototype des femmes détectives ». Cette « vieille fille caustique, curieuse, sachant tout, entendant tout » s’inscrit en réalité « dans une tradition qui fait remonter la figure intempestive de l’enquêtrice en jupons » en 1864.
Le terme « intempestif » n’est pas usurpé. Nous sommes en pleine ère victorienne, quand Andrew Forrester invente Miss Gladden dans The Female Detective. Qu’une femme s’aventure dans un milieu aussi trouble que celui du crime passe à l’époque pour radical. Six mois plus tard, William Stephens Hayward place Mrs Paschal au coeur de Revelations of a Lady Detective. Ces deux livres semblent malheureusement introuvables en français. Mrs Paschal, veuve ruinée, qui se lance dans le métier par nécessité, porte un colt, fume et élucide des vols, des meurtres et des kidnappings. Aussi perspicace que cette dernière, Miss Gladden est plus secrète. Les méthodes de déduction, la vivacité d’esprit et le mépris de l’autorité policière de celle que l’on surnomme G. auraient influencé Arthur Conan Doyle quand il façonne Sherlock Holmes en 1887, plus de vingt ans plus tard. Ainsi que des héroïnes aussi différentes qu’Alice [voir encadré] ou Mma Ramotswe, la détective botswanaise imaginée par l’Écossais Alexander McCall Smith.
Pourquoi Forrester et Hayward ontils agi contre leur temps, en donnant vie à des enquêtrices ? Par provocation ? Ou parce qu’ils ont vu dans cette figure un extraordinaire cheval de Troie ? Jugées inoffensives, rarement prises au sérieux, elles peuvent traquer indices et suspects incognito ? « La femme détective peut observer l’intimité des autres et garder un oeil sur ce qui se passe, tandis qu’un homme ne pourrait décemment fourrer son nez partout », lit-on dans The Female Detective. En effet, ce n’est qu’en 1914 que les femmes entrent dans la police britannique, et elles ne peuvent exercer comme détective qu’à partir de 1930. En attendant, elles sont hors jeu. Et font une force de leur invisibilité.
En 1890, en pleine « Holmes mania », apparaissent les premières femmes