La justicière
Fini le stéréotype de la femme derrière son fourneau qui se fait embrocher à la première occasion. Désormais maîtresse de sa vie ou voulant le devenir, la nouvelle gent féminine des romans policiers ne se laisse plus faire, est capable d’encaisser les cou
Le roman policier a longtemps été une histoire d’hommes, et c’est logique : il a pris son essor à partir des années 1840 ( les premières nouvelles d’Edgar Allan Poe), quand tous les rouages de la société étaient tenus par ces messieurs. La place des femmes oscillait entre ombre et ignorance. Si le « whodunit » britannique eut recours à des seconds rôles féminins, ce n’était pas pour provoquer le frisson : la Miss Marple d’Agatha Christie est une vieille fille. Plus tard, ces héroïnes deviendront plus actives. Chez la Britannique Anne Perry, dont les romans se déroulent dans l’Angleterre victorienne, Charlotte Pitt, l’épouse du policier Thomas, est une infirmière qui dirige un dispensaire. Dans une autre série de l’auteure, on retrouve une infirmière, Hester Latterly, ayant aidé sur le front lors de la guerre de Crimée. Elle est mariée au chef de la police fluvial qui aura bien besoin d’elle, puisqu’il est atteint d’amnésie. Ces femmes-là aident à l’enquête, donc à la justice, mais elles respectent l’ordre social et moral.
Dans les années 1920-1930, le nouveau polar américain – le hard-boiled de Dashiell Hammett ou James M. Cain – ringardise le roman d’énigme car il est en prise avec les avancées du capitalisme, des mouvements syndicaux, du crime et de la corruption politique. Il est moderne, mais ne donne aux femmes qu’une place de séductrices manipulatrices : c’est l’archétype de la femme fatale (voir page 40). La conjonction de ces deux modèles explique l’arrivée de filles agissantes et sexy dès la fin des années 1940. Ainsi Della Street, l’assistante de l’avocat Perry Mason (le héros de Erle Stanley Gardner), dont la fonction est essentielle. Ou encore Velda, la secrétaire sexy du détective Mike Hammer, de Mickey Spillane. Et plus tard, dans les années 1980, Carolyn Kayser, l’amie homosexuelle du libraire new-yorkais Bernie Rhodenbarr (de Lawrence Block).
COMME LES GAR‚ONS
En 1977, Fatale, le neuvième roman de Jean-Patrick Manchette (le « pape du néopolar » ) , raconte l’immersion au coeur d’une ville de province d’Aimée Joubert, une tueuse à gages exaspérée par le mensonge bourgeois. Rompant avec l’image de l’héroïne bovarienne autant qu’avec la femme fatale du hardboiled, Manchette fait de sa protagoniste une justicière n’oeuvrant ni pour le bien ni pour le mal, mais pour une vision. Elle n’est pas morale, elle est politique et radicale. En quelques décennies, la femme dans le polar est passée de ses batteries de cuisine à son magasin d’armes et de munitions. Suivant toutes les revendications féministes, elle est au centre de tout. Au coeur des événements.
Désormais, les femmes mènent l’enquête, sauvent des vies, ou bien elles tuent. En 1986, la romancière américaine Sara Paretsky fonde Sisters in Crime, au sein même de la prestigieuse association Mystery Writers of America. Parmi les actions de cette organisation : créer des personnages féminins dont le comportement ne diffère pas de celui du sexe opposé. Elles vivent comme les hommes, boivent, sortent, ont des relations amoureuses ou sexuelles libérées. Elles protègent,
enquêtent, se vengent. Aux ÉtatsUnis, les premières « dures à cuire » ont été des privées : V.I. Warshawski chez Paretsky, Kinsey Millhone chez Sue Grafton. D’autres peuvent enquêter en solo, comme la légiste Kay Scarpetta de Patricia Cornwell.
DES HÉROÏNES TRASH
Autre cas de figure : celui de la femme agressée, harcelée ou abusée, qui veut se venger. Entre la justice et la justesse, il y a son flingue. On pense évidemment à Nadine et à Manu, les deux banlieusardes en cavale meurtrière après avoir été violées, dans le premier roman de Virginie Despentes ( Baise-moi, 1994). Dix ans auparavant, comme un trait d’union entre la génération néopolar de Manchette et la génération rock et féministe de Despentes, le deuxième livre de Jean- Bernard Pouy mettait en scène l’expédition punitive menée par une jeune fille, son frère et ses amis, après un viol commis par des touristes anglais ( Nous avons brûlé une sainte). En 1991, l’Anglaise Helen Zahavi avait fait l’objet d’une demande d’interdiction pour immoralisme : Bella, l’héroïne de Dirty Week- end décide de se venger des hommes en devenant tueuse en série. Cette tendance aux héroïnes trash en dit long sur l’époque : ce n’est pas seulement parce qu’ils sont ultra- violents que certains de ces livres font scandale, mais parce qu’ils renversent le sens habituel de la violence, mettant en danger l’ordre encore dominant. Désormais actrices de leur vie, ces justicières en deviennent aussi les héroïnes…
Ces romans ont ainsi contribué à faire accepter, depuis vingt-cinq ans maintenant, une égalité de représentation femmes-hommes dans les personnages de policiers, détectives, profiler… ou de tueurs. Les héroïnes n’ont désormais même plus besoin de revanche pour être justicière. Dominique Sylvain, Maud Tabachnik, Sylvie Granotier, puis à présent Sophie Hénaff, Sandrine Collette et Karine Giebel mettent en scène des personnages féminins complètement affranchis de ces défis, ne devant suivre que le courage, la légalité ou l’illégalité, la morale personnelle – et si possible sachant se battre ou encaisser les coups. Le roman policier est bel et bien devenu une histoire de femmes autant que d’hommes.