La femme fatale
L’un des personnages les plus emblématiques du polar – aussi bien en littérature qu’au cinéma – est celui de la femme dite « fatale ». Une expression ambivalente et fourre-tout (sexiste ?) que le journaliste Mathieu Alterman a aujourd’hui largement explor
Qu’est-ce qu’une femme fatale ?
• Mathieu Alterman. C’est une femme supérieurement intelligente, consciente de son pouvoir sur les hommes, et dont les victimes consentantes naviguent entre masochisme et fascination totale. Fragile et forte, cruelle et généreuse, aimante et destructrice, elle est plus que charismatique, elle incarne LE charisme. Elle est le contraire de la bombe sexuelle qui, elle, n’est que la déclinaison de la « girl next door ». Et, surtout, elle est aimée des femmes qui voient en elle une héroïne capable de venger leurs brimades, de faire avancer la société.
D’où vient cette expression ? Quelle est son origine ?
• M.A. Elle vient des histoires de vampires de la fin du xixe siècle, même si la femme fatale existe depuis la nuit des temps – Ishtar, Cléopâtre, Aphrodite… D’où le terme de « vamp », qui prendra son envol avec Theda Bara, reine du cinéma muet des années 1910.
Quand est-elle véritablement apparue dans le polar ?
• M.A. Son apparition est indissociable de l’arrivée du code Hays, en 1934, dans le cinéma américain. Les films devenus plus sages, la littérature a plongé avec délectation dans un monde moins censuré et immoral. Quitte à se faire adapter ensuite sur grand écran en édulcorant quelque peu…
La femme devient-elle fatale uniquement grâce à sa plastique irréprochable ?
• M.A. Non. Seuls l’accessoire et l’artifice comptent : des talons hauts, des ongles vernis, les vêtements, le maquillage, la façon de se déplacer et de toiser ses interlocuteurs. Ce qui n’en fait pas une dominatrice pour autant, la femme fatale étant capable de se fondre dans tous les rôles dans le but de faire céder sa victime, tout en dissimulant son intimité la plus sensible.
Quelles sont, à vos yeux, les femmes fatales les plus représentatives dans l’histoire du polar ?
• M.A. L’une de mes préférées est celle de Témoin à charge d’Agatha Christie. J’adore également Fatale de Jean-Patrick Manchette, car l’héroïne cassait les codes machistes que l’on retrouvait à l’époque dans la « Série Noire » qui, d’ailleurs, refusa de le publier.
Y a-t-il eu une influence de la femme fatale représentée au cinéma sur son équivalent littéraire ?
• M.A. Oui, car il n’existe aucun film noir qui peut se tenir sans femme fatale. Auparavant, son rôle littéraire n’était que faire-valoir. Laura d’Otto Preminger est impensable sans Gene Tierney, même chose pour Gilda avec Rita Hayworth, et ce n’est pas un hasard si les titres reprennent leur prénom. La littérature va ainsi puiser une nouvelle inspiration grâce aux studios de Hollywood. Plus tard, c’est l’Europe qui relancera le genre policier exclusivement masculin avec le cinéma de Jean-Pierre Melville.
La littérature vous semble-t-elle adaptée aux personnages de femmes fatales ?
• M.A. Complètement, même si leur retour en grâce ces dernières années, avec le mouvement rétro et « néopin- up » , ne limite plus les femmes fatales à la littérature. J’ai été très marqué par la collection « Rivages Noir » dès l’adolescence. Je me souviens avoir acheté, à 15 ans, Une fille facile de Charles Willeford à cause de cette incroyable couverture mate et de son gros plan sur une bouche. Avec, au dos, cette phrase : « Mais les petites taches d’or dans les yeux d’Helen, son rouge à lèvres presque noir sur l’ovale de son visage très blanc ramènent Harry à la vie. » J’étais foutu [rires]…
Enfin, la femme fatale ne serait-elle pas paradoxalement devenue aujourd’hui la meilleure représentante de valeurs féministes ?
• M.A. Non, mais elle en est l’une des composantes. Il n’existe pas de hiérarchie dans cet activisme, et il n’en faut surtout pas ! Une femme fatale est libre de l’être quand elle le veut, que ce soit 24 heures sur 24 ou deux jours par semaine. En revanche, se grimer en femme fatale uniquement pour un rendez-vous est une contrefaçon, c’est une femme qui joue à la femme fatale et là, c’est un autre sujet que je maîtrise moins [rires].