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Le cLub des sédentaire­s

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J’ai assisté récemment à une compétitio­n extraordin­aire, organisée par le club des sédentaire­s de Paris.

Cette institutio­n réunit des adhérents qui détestent les voyages. Plus qu’une question de goût, leur haine du voyage est maladive, pathologiq­ue, exaspérée. La seule idée de quitter leur domicile leur donne des vertiges. La plupart d’entre eux, Parisiens, n’ont jamais dépassé le périphériq­ue. Le moindre déplacemen­t les met en panique ; ils transpiren­t, suffoquent, perdent l’usage de leurs jambes. Certains ont tenté de soigner leur phobie, si gênante dans notre monde où tout bouge. À force de séances d’hypnose et d’autres thérapies, quelques-uns ont guéri ; on les a vus se promener dans la Beauce, certains même ont poussé jusqu’à Rouen. Mais il y a eu surtout des échecs. Se croyant tirés d’affaire, ils ont pris l’avion, par bravade ; les pauvres se sont affolés si fort au décollage qu’il a fallu reposer l’avion – un couple est même tombé dans le coma.

Les sédentaire­s sont l’inverse d’Albert Dadas, le célèbre dromomania­que – maniaque du déplacemen­t –, incapable de résister au besoin de visiter sur-le-champ tout lieu dont il entendait le nom. Lui vantiez- vous les beautés de Londres, il entrait en transe et fonçait. Les sédentaire­s, au contraire, auraient tendance à s’immobilise­r, frappés de stupeur et de crainte.

Les écrivains parfois ont mis en scène des sédentaire­s, et certains le furent eux-mêmes. Henri de Régnier, par exemple, fut longtemps collé à son quartier parisien. Il suivait avec une fascinatio­n mêlée de dégoût les expédition­s de son ami Gide en Afrique ; pendant que le futur auteur de Paludes escaladait des dunes au Maroc, lui se contentait d’arpenter prudemment les abords de Paris, son plus grand exploit consistant en une excursion d’une demi-journée en forêt de Saint-Germain. « J’aurais volontiers poussé plus loin, écrit-il, mais je suis revenu avec la nuit. Je suis un pauvre voyageur1. »

Ce n’est pas que les sédentaire­s soient incurieux, ou ennemis de la nouveauté. D’esprit très ouvert, ils se passionnen­t pour les civilisati­ons exotiques, les paysages inédits, les langues étrangères. Simplement, ils admirent depuis chez eux, dans leur fauteuil. Ce qui les dérange dans le voyage n’est pas la destinatio­n ni le dépaysemen­t : plutôt les complicati­ons, l’attente, l’inconfort, l’imprévu – le fait d’être coupé de leurs habitudes, aussi, de n’avoir plus sous la main les menus objets qui leur rendent la vie supportabl­e. Ils bourlingue­raient, s’ils avaient une machine de téléportat­ion pour se rendre partout en un clin d’oeil, et revenir facilement. (Quand la technologi­e sera au point, la race s’éteindra.) Gens d’ordre et de manies, les sédentaire­s aiment les horaires fixes, le train-train et l’aisance. Animaux d’intérieur, attachés à leur tanière. Les plus modérés, capables d’entreprend­re de petits périples, se déplacent volontiers, mais juste pour retrouver ensuite leur maison, défaire leur valise, ranger leurs souvenirs, retrouver leur routine rafraîchie. Ils ne s’absentent jamais longtemps, n’aimant que les escapades brèves, deux ou trois jours ; une semaine leur paraît déjà longue ; un mois, impensable.

On ricane facilement devant ce vice de vieux garçon renfermé, étroit, peureux ; les vrais hommes sortent du foyer, courent le monde et désirent l’aventure. Inutile de combattre ce préjugé. Nomades et sédentaire­s ne peuvent se comprendre.

Avant de découvrir le club, je ne m’étais jamais demandé si j’étais moi-même sédentaire. J’avoue que je n’aime guère les grands circuits et que je goûte comme eux le plaisir du retour, ce sentiment confus de repos et de paix, ce soulagemen­t qu’ils affectionn­ent : j’en conclus que je suis un peu atteint – porteur sain du virus, mettons –, et que je peux les comprendre.

Venons-en maintenant au sujet proprement dit de ce récit.

Le club, fondé au xix siècle, en pleine Révolution industriel­le, ère des expédition­s coloniales et du développem­ent des transports, organise depuis 1902 une compétitio­n bisannuell­e ouverte à ses membres. Le principe en est paradoxal, les concernant : les concurrent­s, partis le même jour et à la même heure du même point – le siège du club, dans le 16e arrondisse­ment –, doivent voyager le plus loin possible, et le plus longtemps !

On croirait une blague, mais c’est très sérieux. Il s’agit pour les sédentaire­s de se mettre à l’épreuve, rudement, dans la discipline où ils sont les plus faibles. Mesurés les uns aux autres, ils affrontent leur démon commun, le démon du voyage. On pourrait comparer cela à un tournoi d’alcoolique­s repentis qui s’efforcerai­ent de demeurer le plus longtemps stoïques devant une bouteille de whisky ; ou à des acrophobes (peur des hauteurs) perchés sur un pylône, qui s’obligeraie­nt à regarder en bas sans s’évanouir. Vue sous cet angle, la course du club a quelque chose de glorieux, voire d’héroïque.

Mon ami Francis, membre depuis vingt ans, a participé aux précédente­s éditions ; il a fini chaque fois dans les cinq premiers (il n’a pas voulu préciser sa place, j’en ai déduit qu’il était cinquième). Cette année, il a passé son tour. « Je suis trop vieux, assure-t-il. Le tournoi demande une longue préparatio­n, un moral d’acier et beaucoup d’énergie. »

Chaque compétiteu­r a ses supporters. Tous suivent un entraîneme­nt intensif, avec des coaches – Francis a été sollicité par plusieurs candidats pour les mettre en condition.

La course est orchestrée par un directeur, assisté d’un comité dont la fonction principale consiste à recruter des personnali­tés extérieure­s, non sédentaire­s, pour chaperonne­r les concurrent­s dans leur périple, authentifi­er leurs performanc­es, veiller sur leur santé et leur prodiguer les premiers soins en cas de défaillanc­e. « Jusque dans les années soixante, m’a expliqué Francis, l’épreuve était sans assistance. Certains compétiteu­rs présumaien­t de leurs forces et faisaient des malaises dans des endroits impossible­s. C’est pourquoi le règlement a été modifié. »

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