L’Europe et ses démons
Grand théoricien de la pensée européenne et de ses enjeux, Peter Sloterdijk se penche sur l’émergence de nouveaux périls.
Peter Sloterdijk, dans Après nous le déluge, un essai substantiel (titre original Die schrecklichen Kinder der Neuzeit, littéralement « les enfants terribles de la modernité »), analysait la tendance de la modernité à refuser, voire à liquider tout héritage au bénéfice d’un culte de l’ici-et-maintenant dont l’effet premier est de nous engluer dans un présent sans perspectives. Réflexes primitifs, recueil de textes circonstanciés (articles, discours), s’interroge sur le destin de l’Europe à la veille du scrutin des européennes.
Alors que le spectre des populismes hante certains esprits et que, depuis la chute du Mur, « les social-démocraties ont perdu de plus en plus l’argument selon lequel elles incarnaient le moindre
mal », l’Europe est confrontée à une nouvelle montée des périls, distincte de celle des années 1930 par la « percée épidémique de l’Internet » , le « basculement des systèmes internationaux de désignation de l’ennemi », « la montée de ce code néomoraliste […] de la political correctness » et « le déchaînement de flots de réfugiés ». Sloterdijk pointe les effets de cette situation sur le rapport à la vérité de nos sociétés mondialisées : les bénéficiaires comme les laissés-pourcompte participent ainsi à la montée d’un cynisme moderne qui se traduit par une désinhibition de la parole. D’un côté, « les dominants font savoir qu’ils sont las de porter les masques de l’hypocrisie », de l’autre la plèbe, « trop pauvre pour vouloir s’offrir la comédie du bon comportement »,
se croit en droit de tout dire. Cette parrhesia
contemporaine – consistant à se laisser aller à tout dire – n’est pas sans danger, non seulement parce qu’elle ajoute de la violence à la violence déjà existante, mais aussi, paradoxalement, parce qu’elle tend à faire de l’imposture le nouvel esprit du monde. Sloterdijk traite des questions de l’immigration, du Brexit, de la cohésion sociale et de la nation avec un même souci de rappeler la nécessité vitale de lutter contre ce cynisme, perversion du réalisme, tant des dominants que des dominés, bref de défendre l’Europe envers et contre elle-même. Discutable parfois dans ses présupposés, mais stimulant.