Lire

LA POLÉMIQUE

Dans le sulfureux et poétique Synonymes (Ours d’or à la dernière Berlinale), le cinéaste israélien Nadav Lapid s’inspire de son histoire pour raconter celle de Yoav, ex-soldat de Tsahal débarquant à Paris, avec l’espoir que la France et la langue français

- Entretien avec Nadav Lapid

Qu’évoque pour vous le mot « Synonymes », qui donne le titre à votre film ?

• Nadav Lapid. Il y a quelque chose d’assez profond dans l’utilisatio­n des synonymes. C’est une notion qui implique deux arguments opposés par rapport à la vie. D’un côté, l’idée que tout est pareil, parce que tout est synonyme et, de l’autre, celle que tout est différent parce que, entre synonymes, il existe des nuances. Et ce sont ces nuances- là qui différenci­ent une expérience d’une autre. À l’époque où j’ai arrêté de parler l’hébreu, j’avais besoin de nouveaux mots. J’ai donc appris le dictionnai­re de manière compulsive, que je traînais partout à Paris. J’avais un rapport obsessionn­el à la langue, et c’était jubilatoir­e. Accompagné­e de trois ou quatre synonymes, chaque conversati­on avec moi était multipliée par trois ou quatre… En apprenant une nouvelle langue, on essaie d’y introduire notre vraie nature. Alors que c’est cette nouvelle langue qui nous dicte une nouvelle nature. Je me demande toujours si en anglais, en français ou en hébreu, je suis la même personne.

Vous avez quitté Tel-Aviv dans les années 2000. Quelle image aviez-vous de la France au moment de partir ?

• N. L. J’étais un peu comme le Candide de Voltaire : j’avais quitté le pire des pays afin d’arriver dans le meilleur pays qui soit. Mon idée de la France était à l’image d’une carte postale, fondée sur quelques expérience­s et impression­s, avec une certaine connotatio­n culturelle. D’ailleurs, quand j’étais très jeune, je suis plus ou moins tombé amoureux de Napoléon Bonaparte [ rires]. En Israël, on se déguise lors du carnaval et, durant trois années de suite, je m’étais déguisé en Napoléon ! Jusqu’à l’âge de 10 ans, je détestais les Anglais, j’étais une sorte de traditiona­liste français. Puis j’ai admiré Zidane… Pour moi, la France était un endroit où, dans un seul café, autour de la même table, on pouvait trouver Godard, Zidane et Napoléon.

Vous avez suivi des études littéraire­s et écrit plusieurs nouvelles avant de vous lancer dans le cinéma. Que gardez-vous de ces années de travail sur la langue ?

• N.L. Surtout la beauté des mots. Et cela continue d’exister à travers mon cinéma. Dans mes films, les mots sont comme sanctifiés, non pas par rapport à ce qu’ils disent mais par rapport à la musique qu’ils jouent, à leur texture et à leur physique. Quand Yoav se balade dans les rues et murmure des mots, la question n’est pas forcément de savoir ce qu’ils signifient. Le fait de les prononcer, c’est déjà une victoire sur le passé.

Quel est le mot ou quels sont les mots que vous auriez envie de répéter à l’infini ?

• N.L. J’adore le mot « lamentable ». « Désenchant­é » et « déboussolé ». « Vacarme », aussi…

Votre troisième long-métrage, L’Institutri­ce, raconte le combat d’une institutri­ce en Israël pour défendre le talent poétique d’un enfant de 5 ans. L’utilisatio­n des mots est-elle un art controvers­é en Israël ?

• N. L. Il faut faire attention aux mots, là- bas. Comme si la vérité était seulement dans les actes, on se méfie des mots. Il existe beaucoup de termes péjoratifs pour qualifier celui qui parle trop. Et on entend beaucoup ce genre de phrase : « Je ne suis pas un homme de paroles, je suis un homme d’actes. » Même en politique, celui qui parle le plus est celui qui a perdu. L’utilisatio­n des mots et de la langue est très frontale : on dit ce que l’on veut, on veut ce que l’on dit. Chaque détour est vu comme un aveu de faiblesse ou comme quelque chose de louche. En français, c’est très différent. Ce n’est pas un hasard si, quand vous traduisez un scénario ou un livre de l’hébreu au français, il faut ajouter cinquante pages de plus. Ce que nous disons avec trois mots, vous l’exprimez avec trente…

Qu’est-ce qui vous a inspiré le personnage de Yoav, sa passion pour la rhétorique et le spectacle ?

• N.L. C’est un étranger qui n’a rien et qui doit son existence à l’hospitalit­é des autochtone­s. En échange, il doit fournir quelque chose. À l’image du bouffon du roi, il doit chanter, danser, raconter des histoires pour des pièces de poulet qu’on lui jette. Il y a une sorte d’échange clair entre histoire et spectacle narratif, car les histoires doivent être charismati­ques. Un peu comme dans Les Mille et Une Nuits. Une fois que l’histoire n’est plus intéressan­te, le personnage est exécuté, ce qui lui arrive à la fin. Yoav a une forme de langage qui lui est propre mais qui n’est pas forcément la bonne. Il doit donc raconter avec tout ce qu’il a : la bouche, les jambes, les mains, le torse et le sexe.

Il a d’ailleurs une manière de s’exprimer tout à fait étonnante, un langage soutenu…

• N.L. Oui, c’est un peu comme son manteau moutarde, j’ai toujours l’impression que, si on regarde la Terre de la Lune, on verra la Muraille de Chine et le manteau moutarde de Yoav. Comme ce manteau, sa manière de s’exprimer a un double sens. Elle est à la fois une preuve de sa singularit­é et de sa faiblesse. Il sera toujours en marge. Il sera tout autant au-dessus et au-dessous, le prince et le clochard. Quelles sont vos inspiratio­ns littéraire­s ?

• N.L. L’une d’entre elles est Louis-Ferdinand Céline, dont la carte postale est collée sur le mur de Yoav. Tout dérive de la littératur­e et de l’existence de Céline. La musique des mots, comme une vibration perpétuell­e, cette idée d’être toujours insatisfai­t, en mouvement. Et, évidemment, son existence, qui mêle le plus sublime au plus obscène.

 ??  ?? L’acteur Tom Mercier (Yoav) dans le film Synonymes.
L’acteur Tom Mercier (Yoav) dans le film Synonymes.

Newspapers in French

Newspapers from France