L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN
Le passeur d’histoire(s) préféré des Français publie un recueil de ses chroniques parues dans le magazine Historia. L’occasion d’aller prendre le thé chez lui, entre souvenirs d’Alain Decaux, vieilles revues et projets futurs.
Longtemps, il s’est baigné de bonne heure. Franck Ferrand le raconte dans l’interview confession qui clôt son nouveau livre : de son diplôme obtenu à l’EHESS en 1991 jusqu’à ses débuts à Europe 1 en 2003, ce « très grand rêveur » passait ses matinées dans l’eau à lire et à méditer. Heureusement pour son public, aucune Charlotte Corday n’est jamais venue le déloger de ses bains à rallonge. Seize ans plus tard, cet admirateur obsessionnel de Proust (capable de lire La Recherche en entier deux fois de suite) tire encore de cette longue période de formation oisive la substantifique moelle de ses multiples interventions.
Outre sa chronique dans Historia et son émission quotidienne sur Radio Classique, on le retrouve le dimanche sur le canapé rouge de Michel Drucker et, au mois de juillet, dans la cabine de France Télévisions pour la Grande Boucle – où, avec Romain Bardet, il compte au moins un fan au sein du peloton.
S’il a le don d’ubiquité (très demandé, il a un agenda plein jusqu’en 2021), c’est encore dans le temps qu’il voyage le mieux. Dans Franck Ferrand raconte, on traverse les siècles comme si on y était, d’Hastings au crépuscule des samouraïs, en croisant Marie Stuart, Gandhi ou Louis XIV, qui reste son héros. Plus jeune, Ferrand vivait d’ailleurs à Versailles (avec un perroquet !). Depuis le début du troisième millénaire, c’est à Paris qu’il a élu domicile ; et là qu’il nous a donné rendez-vous, chez lui, entre la place de l’Étoile et le parc Monceau.
FÉRU DU GRAND SIÈCLE
Le jour dit, nous arrivons dans sa « petite garçonnière » – en vrai : un charmant trois pièces avec terrasse ensoleillée. Affable, svelte, volontiers blagueur, il nous accueille dans son smoking d’intérieur. Notre hôte, élégant en toute circonstance, nous invite à le suivre pour un tour du propriétaire. Dans la chambre, on regarde instinctivement la table de nuit.
Que lit notre conteur avant de sombrer dans les bras de Morphée ? Le Roman de Lauzun de Saint- Simon ! Le fantasque favori de Louis XIV accompagne le féru de Versailles dans ses rêves. Pas si étonnant, dans le fond.
Mais ce qu’on veut voir, c’est le bureau, l’endroit où ses voyages imaginaires prennent corps sur l’écran de son ordinateur. À l’entrée de ce sanctuaire se trouve une commode sur laquelle sont posées six longues boîtes en bois remplies de fiches consciencieusement classées : tous les articles du magazine Historia y sont indexés depuis plus d’un demi-siècle. Le bureau, impeccablement rangé, ressemble à une bibliothèque avant Internet. Pourtant, Ferrand jette un oeil chagriné sur une pile de livres et de dossiers en équilibre sur le canapé, et s’excuse pour le désordre. Le chaos ne nous saute pas précisément aux yeux… On est déjà happés par un grand meuble de rangement garni de boîtes orangées. Celles- ci contiennent les archives de ses émissions sur Europe 1. Franck nous en sort quelques- unes avec une pensée émue pour Laurent Le Chatelier. Son documentaliste est mort en 2008. Il a eu l’honneur de prononcer son éloge funèbre, une dernière occasion de lui témoigner son affection avant d’hériter de sa collection de magazines d’histoire. Pendant qu’il range ses dossiers, un détail attire notre attention. Dans un coin, les crayons sont triés par couleur dans différents pots.
On lui en fait la remarque. Il rit. « Je suis comme M. Monk », murmure-t-il, un peu gêné. Mais nous, on l’aime bien, Monk, et notre conteur aussi !
ÊTRE CONNU POUR VENDRE
Il nous entraîne ensuite vers le salon où il nous invite à prendre place sur un canapé moelleux pendant qu’il prépare le thé. On n’en attendait pas moins d’un amateur de Proust. En hôte attentionné, il nous offre des gâteaux – non pas des madeleines, hélas, mais des sablés parfumés à la vanille. On se laisse tenter. Biscuits et thé, c’est irrésistible. Franck, lui, s’abstient. Il a renoncé au sucre depuis longtemps et s’en porte fort bien. On profite de cette pause pour lui demander de se raconter. C’est son histoire que nous voulons. Comment devient-on le vulgarisateur préféré des Français ? Sur le ton de la confidence, il évoque ses premiers livres, sa rencontre avec Alain Decaux, la façon dont il était reçu, boulevard Flandrin, dans le bureau de cet homme qui fut pour lui un modèle, avant d’avoir le droit, au bout de quelques années, de monter dans l’appartement. Il évoque sa frustration en 2003 lorsqu’il était convaincu de connaître un grand succès avec son livre sur Versailles, et qu’il a découvert que Decaux vendait vingt fois plus d’exemplaires que lui avec une biographie de saint Paul. Le vieux journaliste s’en amusait et lui prodiguait alors des conseils : « Les gens n’achètent pas un livre mais un auteur. Pour bien vendre, il faut être connu et, pour cela, il faut faire de la télé. » Mais Ferrand n’a jamais rêvé de télévision. Il se fait tout de même violence et décide de téléphoner à Muriel Hees, alors directrice des programmes à Europe 1. Animé par une audace dont il se croyait incapable, il lui laisse un message : « Si vous cherchez un historien, je suis votre homme ! » Ferrand raccroche, soudain mortifié de honte. Il part
promener son chien pour évacuer son stress. À son retour, il trouve deux brefs messages sur son répondeur : « Franck Ferrand, rappelez-moi », suivi de « Si vous voulez faire de la radio, il faudra être plus réactif ! » Quelques semaines plus tard, l’ancienne plume de Pierre Bellemare se retrouve aux commandes de sa propre émission. Le conteur émerveille désormais la France entière.
Les années s’égrènent et les émissions s’enchaînent avec un succès toujours renouvelé. De la radio à la télévision en passant par la presse écrite, tout lui réussit. À cela s’ajoutent de nombreuses conférences. Début 2016, on lui propose de raconter l’affaire Corneille-Molière avec un micro-cravate plutôt qu’avec un micro main. Il s’aperçoit que parler debout, les mains libres, est un exercice particulièrement réjouissant. Un jour, il raconte cette conférence un peu particulière à Marc Gonnet devant un café. Son ami s’écrie : « Mais tu as fait du stand-up ! » C’est ainsi que naît, dans une fulgurance, le spectacle Histoire(s). Franck ne s’est jamais imaginé comédien, mais il découvre sur le tard le bonheur que lui procure la scène. Seul sur les planches, il reçoit en plein coeur l’amour que lui renvoie son public. L’émotion embue ses yeux lorsqu’il en parle. Pendant un court instant, il revit le souvenir de la chaleur des applaudissements. On devient les voyeurs discrets d’une joie aussi intime que profonde et l’on se sent un peu privilégiés de partager cela avec lui.
L’APPEL DE LA COUPOLE
Pendant que nous finissons notre thé, une question remonte à la surface : et si sa recherche des temps perdus le menait un jour sous la Coupole ? Son mentor Decaux avait été élu à l’Académie française à 53 ans. Lui fêtera cette année son 52e anniversaire. N’est-il pas mûr pour l’habit vert ? « Depuis que je suis tout petit, l’Académie fait partie des institutions que je respecte le plus. Dans mon anarchisme général, il y a quelques temples inviolés pour lesquels j’ai une grande révérence, dont l’Académie. À chaque fois que j’y suis invité, j’y vais quasiment religieusement. C’est un monde qui me conviendrait. J’y aime beaucoup de choses. Et puis je crois tellement à un ancrage dans un passé, une tradition, des rites… J’apprécie en plus un grand nombre d’académiciens. Un jour, il faudra bien y penser. À 53 ans, c’est peut-être un peu tôt, même si je sais que plusieurs fauteuils sont à pourvoir… Je suis ça de très près ! » Il ne lui aura pas échappé que le fauteuil de Decaux, le 9, est déjà pris (par Patrick Grainville). Un autre fauteuil le fait rêver : « Le 14, qui fut celui de Corneille et de Victor Hugo, actuellement occupé par Hélène Carrère d’Encausse. » Avis aux immortels : peu à peu, une candidature infuse.
En attendant d’entrer à l’Académie, Ferrand retrouve dès qu’il le peut sa résidence secondaire sur la côte normande, en plein pays proustien – sa maison est à une dizaine de kilomètres de Cabourg. Il faillit même acquérir l’ancienne chambre de Proust au château San Carlo, quand celui-ci fut vendu en appartements. Il s’était finalement rabattu « sur une villa datant de 1895, refaite de fond en comble en 1934, et qui n’a rien d’un monument historique, même si elle est classée ». Se voit-il reprendre des vieilles pierres, comme son ami Stéphane Bern avec le collège royal et militaire de Thiron-Gardais ? « Adolescent, j’avais une passion vibrante pour le patrimoine. Je m’imaginais un jour racheter une commanderie, un prieuré, un manoir ou un château en fonction de ma fortune du moment, et consacrer ma vie à la résurrection d’un site. Mais j’ai rencontré un génie nommé Jacques Garcia, et j’ai pu assister dans l’ombre, année après année, à la réinvention du château de Champ-de-Bataille. Cela a éteint, en moi, tout ce qui aspirait à ça. Comme si j’avais vécu dans l’ombre de Picasso et que je voulais me mettre à peindre. Je ne serais jamais qu’un modeste élève… »
On peut être un inconditionnel des fastes du Grand Siècle et apprécier une certaine frugalité. Travailleur, sérieux, Ferrand aime le calme, la solitude et l’ascèse. Il est temps de le laisser préparer sa prochaine émission. Alors que nous repartons, il nous lâche depuis sa porte, en riant : « Attention à ce que vous écrirez, ma vie est entre vos mains ! » Il peut dormir tranquille. Ne serait-ce pas un comble, quand on interviewe un tel conteur, que de lui chercher des histoires ?