L’ÉVÉNEMENT
À la fois romancier et poète, l’auteur du Patient anglais – adapté au cinéma, oscarisé et récompensé par le Booker Prize – a construit une oeuvre qui mérite d’être découverte ou redécouverte. Son dernier roman, Ombres sur la Tamise, à la frontière de plus
On ne choisit pas ses parents ; on ne choisit pas son tuteur. Ainsi, en 1945, Nathaniel, 14 ans, et sa soeur – de presque deux ans son aînée –, Rachel, voient leur père quitter Londres pour Singapour. Leur mère ne devrait pas tarder à le rejoindre. Cette séparation va a priori durer un an. Les parents choisissent de confier leur progéniture à celui qu’ils présentent comme « un collègue », un homme « effacé [et] massif », devenu depuis peu locataire du deuxième étage de la maison, et que les enfants vont rapidement surnommer « le Papillon de nuit ». Pour Rachel, nul doute que cet individu a des activités criminelles – mais allez savoir lesquelles…
L’une des rares choses que les adolescents savent au sujet de ce mystérieux personnage, c’est qu’il aurait oeuvré avec leur mère comme « guetteur d’incendies » dans ce qu’ « ils appelaient “le nid d’aigle” sous le toit du Grosvenor House Hotel », lorsque le conflit avec l’Allemagne battait son plein – certains quartiers londoniens en portent alors encore les stigmates douloureux. « Dans certains secteurs de la ville, on ne voyait personne, sauf quelques enfants qui marchaient, solitaires, aussi apathiques que de petits fantômes. C’était une époque marquée par les spectres de la guerre, les immeubles gris sans éclairage, même la nuit, leurs fenêtres fracassées toujours recouvertes de l’étoffe noire qui remplaçait les vitres d’autrefois. » Dans ce contexte précis, les parents ont- ils vraiment dit toute la vérité ? Le Papillon de nuit s’appellerait-il en réalité Walter ? Travaillerait-il pour « le Syndicat international des tailleurs, des machinistes et des presseurs, groupuscule sémitique aux idées radicales » ?
TANT DE ZONES D’OMBRE À ÉCLAIRCIR
Il faut toujours douter, lorsqu’on est face à un homme aussi énigmatique, « discret, amateur de musique classique, qui parcourait la maison en silence [ et qui] laissait pourtant échapper des éternuements tonitruants ». Rapidement, la maison va prendre « des airs de zoo nocturne ». D’intrigants quidams – issus des milieux gauchistes ? Ou de la pègre ? – vont ainsi aller et venir dans les lieux, dont Norman Marshall, ancien poids mi-moyen surnommé « le Dard de Pimlico ». Ou, plus simplement, le Dard. Cet ex-boxeur, qui multiplie les conquêtes féminines pas toujours très judicieuses, s’est reconverti, entre autres, dans les courses de lévriers, qu’il sait truquer mieux que quiconque, avec force dopages et trafics de chiens. Ce qui vaudra à Nathaniel quelques virées sur un bateau de pêche aux moules, écumant la Tamise et les moindres recoins des canaux. Celui-ci s’interroge alors sur cette nouvelle situation : « À quel genre de famille appartenions-nous, désormais ? Avec le recul, je me rends compte que Rachel et moi, dans notre anonymat, n’étions pas si différents des lévriers aux documents fictifs. Comme eux, nous nous étions émancipés, nous adaptant à des règles moins nombreuses, à un ordre moins strict. Mais qu’étions-nous devenus ? » Le garçon a d’ailleurs bien évolué : outre ses études, il travaille de nuit dans un hôtel – où il a rencontré un merveilleux pianiste au visage balafré – et connaît les joies charnelles, dans des maisons
« Une époque marquée par les spectres de la guerre, les immeubles gris sans éclairage »
inoccupées, avec une certaine Agnès. Pourtant, quelque chose semble empêcher le frère et la soeur de pouvoir s’épanouir en toute sérénité. Le meilleur symbole de cette retenue ? Une vieille malle, pouvant laisser imaginer que leur mère ne serait pas du tout partie pour l’Asie, mais serait restée en Angleterre… Les faits ne tarderont toutefois pas à séparer Nathaniel et Rachel. Et, en 1959, le jeune homme cherchera à éclaircir bien des zones d’ombre. Il faut dire qu’il travaille désormais comme fonctionnaire au Foreign Office, où il doit « réexaminer divers dossiers des archives relatifs aux périodes de la guerre et de l’après-guerre ». Il comprend alors que la guerre ne s’est pas arrêtée avec l’armistice, que la vengeance ne s’arrête pas forcément avec la signature d’un traité et qu’il valait mieux cacher certaines opérations à la population… Comment trouver alors une position morale ? Quelle était la véritable activité de Rose Williams, la mère de Nathaniel et Rachel, pendant toutes ces années ? Et que signifie le terme « Schwer », qui revient à de nombreuses reprises ?
ENTRE ATTIRANCE ET RÉPULSION
Lorsqu’on prononce le nom de Michael Ondaatje, c’est spontanément Le Patient anglais ( paru initialement sous le titre L’Homme flambé) qui vient en tête, connu par le grand public grâce à son adaptation oscarisée signée Anthony Minghella. Un malentendu est alors peut-être né au sujet de l’auteur canadien (originaire du Sri-Lanka) en raison de cette grosse production hollywoodienne, gommant quelque peu l’originalité de son univers et de son ton. Redécouvrez l’étrangeté du très expérimental Billy the Kid, oeuvres complètes ou la sécheresse,
par instants baroque, du splendide Fantôme d’Anil ( pour lequel il reçut le prix Médicis étranger en 2000), qui jouent sur un terrain balisé pour mieux surprendre. L’écriture de l’auteur trouve d’ailleurs sa meilleure représentation dans les cicatrices, les corps meurtris, entre attirance et répulsion, qui montrent, à travers un signe dissymétrique ne s’estompant pas, un passé, une histoire, un dérèglement. Une métaphore de la littérature a priori trop classique et soudain balafrée. C’est là toute la force de Ombres sur la Tamise, qui reprend des éléments du roman de guerre et d’espionnage pour mieux en contourner les codes. L’intrigue compte ici moins que l’atmosphère, certains fils narratifs apparaissent, disparaissent ou sont laissés en suspens – le mouvement du temps influant naturellement sur les histoires.
« En écrivant ces lignes, des années après les faits, j’ai parfois l’impression de le faire à la lueur d’une bougie » , remarque Nathaniel, lorsqu’il revient sur ces moments de sa vie.
« Comme si j’étais incapable de voir ce qui se trame dans le noir, au-delà des traits de mon crayon. […] Le jeune Picasso, me dit- on, ne peignait qu’à la bougie afin d’accueillir le mouvement transformateur des ombres. »
Ces dernières trouvent leur meilleure projection – ou leur source – dans des personnages, complexes et ténébreux, merveilleusement croqués, portraitisés par Ondaatje. Il suffit à l’auteur de quelques détails bien sentis pour laisser notre imagination divaguer – un grand roman tient autant dans les mots qu’il contient que dans ceux qui n’y figurent pas et que nous accolons naturellement. Par petites touches – sur les décors ou sur les individus –, l’écrivain s’interroge alors sur les non-dits de l’Histoire, sur la frontière entre le bien et le mal. Et sur les aléas du temps et des souvenirs, condamnés à être incomplets. Et donc à être source de fictions.