LITTÉRATURE FRANÇAISE
Sylvain Ouillon ou l’éclatante démonstration que la petite histoire, ici celle d’une famille issue de la Creuse, peut croiser la grande Histoire. Que le travail du souvenir aide à comprendre les évolutions familiales.
Il faut arriver à la dernière page du merveilleux premier roman de Sylvain Ouillon pour trouver sa meilleure définition : « une sorte de famadihana
métissé ». Mais que signifie ce terme ?
« Il s’agit d’une cérémonie traditionnelle sur les hauts plateaux malgaches », nous répond l’auteur. « C’est en réalité une fête du souvenir que chaque famille organise tous les cinq à sept ans, au cours de laquelle on sort du tombeau familial les corps entourés de linceuls pour leur ajouter de nouveaux tissus et surtout pour raconter leur histoire aux plus jeunes. Il s’agit d’une cérémonie qui rafraîchit la mémoire et entretient le souvenir. » Ainsi, dans Les Jours, les générations se suivent, se ressemblent (ou pas), se racontent, évoquent leur passé pour mieux entretenir l’avenir. Le b.a.-ba de la littérature, en somme.
CES PRÉNOMS QUI SONT L’HISTOIRE
Encore faut-il un point de départ. Il se situe ici au milieu du xixe siècle, dans la Creuse. C’est de cette région qu’est issu le clan Devoise. S’ils sont originaires de ce coin de France, René et sa femme Annette vont toutefois choisir de s’exiler – travail oblige – pour la région parisienne. Ce couple aura quatre enfants, dont Augustin, né en 1872. Il épousera en 1902 Marie Lechopié, de sept ans sa cadette, et tous deux s’installeront à Châtillon-sous-Bagneux, puis à Fontenay-aux-Roses – la cité de Paul Léautaud. Le couple donnera la vie à une fille et deux garçons – l’un d’eux, Lucien, se mariera avec Simone Sevrin, représentante de l’autre clan familial des Jours. Tous ces noms, tous ces prénoms (il y en a tant…) qui viendront s’y ajouter appartiennent à ceux qui sont – et font – l’Histoire. Plus particulièrement celle du xxe siècle, entre l’Hexagone, le Maroc, Brazzaville, Bangui et, surtout, Madagascar. Entre autres événements, on croisera à l’occasion un compagnon de bicyclette nommé Vladimir Ilitch Oulianov, un curieux voisin chinois qui se révélera être Tchang Kaï-chek et on assistera au tournage du film Mogambo avec Clark Gable, Ava Gardner et Frank Sinatra. Au-delà des destins singuliers souvent évoqués à travers des propos rapportés et collés, cette grande fresque est entrecoupée de « bornes » temporelles pour recontextualiser les faits des personnages, fruits de leur époque. Avec ses idées, ses évolutions technologiques, ses carcans institutionnels, sans oublier le regard rétrospectif des héritiers. N’oublions jamais que « lorsqu’elles passent trois générations, les histoires familiales deviennent des légendes ».
UN PROJET FOU DE TRENTE ANS
Aujourd’hui âgé de 53 ans, Sylvain Ouillon a mis pas moins de trente ans pour mener à terme ce projet fou qu’est Les Jours – « dix ans de documentation, dix ans de maturation et dix ans d’écriture », synthétise-t-il. Une promesse, à l’adolescence, tenue à ses grands-parents (« le plaisir, aussi, de retrouver la magie de l’enfance associée à leur parole ») et voilà le futur hydrologue, désormais en poste à Toulouse, lancé dans une folle entreprise tant généalogique que littéraire. Mêlant à loisir la réalité de certains aïeux et la liberté du romancier, l’auteur montre une générosité narrative hors norme et un indéniable sens du rythme. Une gourmandise d’histoire(s) qui se combine habilement avec des enjeux théoriques jamais trop appuyés, notamment grâce à la succession des propos rapportés, intelligemment agencés. On a alors plaisir à se perdre dans ces Jours, digne cousin des sagas façon Les Thibault. « Une histoire familiale, dans son contexte, permet peut-être de saisir de manière sensible ce qu’est la complexité à l’époque moderne et de tenter d’y mettre un petit brin d’ordre, d’apporter quelques éléments de réponse à notre tentative de compréhension face à ce qui dépasse notre entendement », analyse alors le primo-romancier. « C’est la force du roman, par rapport à l’essai ou au récit, d’autoriser l’approche de la complexité par le sensible. »