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LITTÉRATUR­E ÉTRANGÈRE

Dans son nouveau livre, le romancier Edward St Aubyn imagine un remake déjanté du Roi Lear, le classique de Shakespear­e. Au programme : famille déchirée par une guerre de succession, magouilles financière­s et humour potache. Un véritable régal.

- Louis-Henri de La Rochefouca­uld

L’Angleterre n’est pas tout à fait morte. La preuve ? En 2014, l’aristocrat­e Edward St Aubyn se voyait décerner le prix Wodehouse du roman comique, distinctio­n littéraire pas comme les autres : on vous offre un jéroboam de Bollinger et le titre de votre livre est donné à un élégant porcelet ( un Gloucester Old Spot, pour être précis). Libre à vous, dans l’ivresse du succès, de descendre la bouteille de champagne avec le cochon… La vie de St Aubyn n’aurait dû être qu’à cette image : soirées à Londres et croquet à la campagne, une longue rigolade en tweed comme on en lit chez ledit Wodehouse. Hélas pour lui, le sort en décida autrement. Né en 1960, le petit Edward fut violé par son père dès l’âge de 5 ans. La suite ne fut pas plus joyeuse : devenu accro à l’héroïne, il mit une grosse décennie à décrocher, et presque autant pour en terminer avec son manuscrit. La mort de son père fut une libération pour l’écrivain velléitair­e. Il publia alors coup sur coup Peu importe, Mauvaise

nouvelle et Après tout, prolongés plus tard par Le Goût de la mère ( Prix Femina étranger 2007) et Enfin – cinq livres situables entre Evelyn Waugh et Martin Amis, où il met en scène de manière corrosive et cocasse son double romanesque, Patrick Melrose.

UN MAGNAT DES MÉDIAS

Cette fois-ci, avec Dunbar et ses Filles, il ne s’agit pas des déboires drolatique­s de Melrose, mais de ceux… du roi Lear. Rien que ça. Pourquoi avoir adapté cette pièce et pas une autre de Shakespear­e ? St Aubyn s’en explique : « Entre réécrire Le Roi Lear ou Roméo et Juliette, la question ne se posait pas. L’amour n’est pas ma spécialité, alors que les familles malheureus­es, les pères fautifs et les abus de pouvoir… »« Anxieux » au début du projet, il a vite décidé de garder ses distances avec l’original, prenant soin d’éviter tout « parallèle pédant » . Dernière contrainte : « Je voulais garder la dimension politique, il me fallait donc quelqu’un de puissant. Mais un roi, au siècle, ça ne fait plus l’affaire. Un homme politique passager, ça n’allait pas non plus, je voulais de la permanence. Il m’est apparu qu’un magnat des médias, c’était l’équivalent moderne des rois. » Concrèteme­nt, qu’est-ce que cela donne ? Son roi Lear, un certain Henry Dunbar, n’est pas le contraire de Rupert Murdoch. Deux de ses trois filles, les pestes Megan et Abigail, ont réussi à l’envoyer dans un sanatorium du comté de Cumbria, au nord de Manchester, et préparent une opération pour prendre, à New York, la tête du Dunbar Trust. Sa troisième fille avec laquelle il est brouillé, Florence (la nouvelle Cordelia), aimerait le tirer de ce faux pas. Rien ne nous sera épargné : traîtrises, manigances, suicides, meurtres, poisons. Avec quand même une nuance dans le ton : la tragédie vire au vaudeville. En effet, les deux soeurs forment un savoureux ménage à trois avec Dr Bob, un « Machiavel des bacs à sable » qui aurait pu être joué par Peter Sellers. Quant à Dunbar, après avoir réussi à fuir son sanatorium et se retrouvant en cavale en forêt, perdu dans la neige, il a du mal à sortir du burlesque, notamment quand il doit faire équipe avec un certain Simon, ermite de passage, en vérité « un pasteur gay défroqué » au bout du rouleau…

BARBARIE ET DÉCADENCE

Outre son côté moraliste satirique, l’un des charmes du livre réside dans la morgue british avec laquelle St Aubyn regarde l’Amérique. D’un côté, il fait dire à l’un de ses personnage­s : « Manchester ? On est en 1850 ou quoi ? Qu’est- ce qu’on pourrait bien vouloir faire à Manchester de nos jours ? » De l’autre, on sent qu’il partage l’avis d’Oscar Wilde sur les Yankees, « directemen­t passés de la barbarie à la décadence sans jamais avoir connula civilisati­on ». Ce Dunbar leur (re-) donnera-t-il le goût de Shakespear­e ?

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Dunbar et ses Filles (Dunbar) par Edward St Aubyn, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par David Fauquember­g, 288 p., Grasset, 20 €
HHHHH Dunbar et ses Filles (Dunbar) par Edward St Aubyn, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par David Fauquember­g, 288 p., Grasset, 20 €

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