Dans les poches
Il y a un peu plus d’un an disparaissait Aharon Appelfeld (1932-2018), l’une des voix majeures de la littérature israélienne. Ce petit homme discret avait survécu à l’extermination des Juifs en Ukraine et avait consacré une large part de ses ouvrages à la vie de ses semblables avant et pendant la tragédie. Les Français l’ont surtout découvert à l’occasion de la publication de son autobiographie, Histoire d’une vie, prix Médicis étranger 2004. Trois rééditions simultanées offrent l’occasion de se pencher sur l’oeuvre intense d’un homme hanté par sa propre expérience. À côté de son livre Histoire d’une vie, Le garçon qui voulait dormir et Des jours d’une stupéfiante clarté constituent, en dépit du travestissement romanesque opéré par la création de doubles de l’auteur, le même retour impossible sur une présence détruite. Revenir par les mots là où l’indicible s’était produit, chercher dans le souvenir plus ou moins effacé les traces de ce qui fut, voici le long voyage d’écriture d’Aharon Appelfeld, rêvant sans cesse à la Bucovine familiale, lieu permanent de halte en écriture, de visions nimbées à la fois par le voile d’une enfance très lointaine et par l’horreur indescriptible de ce qui l’a interrompue.
Alors âgé de 7 ans, Aharon Appelfeld dut sa survie à son père qui le porta sur ses épaules lors d’une marche vers la mort, quand tant d’enfants mouraient en chemin. Séparé de lui à l’arrivée au camp, le petit garçon réussit à s’enfuir. Il survécut seul comme il le pouvait, longtemps dans une grande forêt où la beauté d’une plante soudain baignée d’un soleil bienfaiteur lui
procurait des élans de joie mystiques, sans que jamais le pathos vienne souiller sa recherche des temps perdus. Les livres d’Appelfeld tendent en effet vers l’épure absolue. Peu d’adjectifs parasites, peu de répétitions, avec quelque chose d’intemporel dans l’écriture où les mouvements indicibles de la nature aident à construire l’imaginaire romanesque « comme si le corps se souvenait quand l’oubli s’installe ». « À chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid, ou que souffle un vent violent, écrit-il dans Histoire d’une vie, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m’ont longtemps abrité. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il s’agit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur. » Parvenu en Israël à 14 ans, l’adolescent eut à affronter une nouvelle blessure, l’indifférence aux souffrances endurées pendant quatre ans, comme si, par superstition, les éclaireurs d’un nouveau monde à bâtir se refusaient à entendre les fantômes survivants. Aharon Appelfeld, ce revenant d’entre les morts, fut toute sa vie durant attaché à redonner vie, par les mots, à sa mère fusillée par les fascistes roumains, à ses proches massacrés avec, en tête, cette injonction tirée des textes sacrés : « Là où il n’y a pas d’homme, efforce-toi d’en être un. »