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Baiser féroce

- ROBERTO SAVIANO

Dans Piranhas*, l’auteur du célèbre Gomorra s’inspirait de faits réels pour décrire l’apprentiss­age de la violence et l’ascension au coeur des réseaux mafieux d’une bande de gamins des rues, dans une ville de Naples gangrenée par la Camorra. La paranza ne craignait ni la prison ni la mort, mais de mener la vie ordinaire de ses aînés, soumise aux règles de la Mafia. Après le succès de ce premier opus, Baiser féroce en propose l’apothéose dans une veine propre aux plus grands films de gangsters. Désormais craints et respectés, Nicolas, dit Maharaja, et son « baby-gang » s’emploient à venger la mort de leurs frères

d’armes, survenue dans les dernières pages de Piranhas, tout en lorgnant sur de nouveaux territoire­s jusqu’alors contrôlés par les vieux parrains de la Mafia, dont le centre historique de Naples. À cette fin, des alliances se forment sur fond d’argent sale, mais chacun demeure sur ses gardes pour, de prédateur, ne pas devenir la proie. Sur le point de réaliser son rêve de toute-puissance, Nicolas brûle la vie par les deux bouts, flambe et se dope, tout en s’évertuant à se maintenir au rang auquel il s’est hissé à force de sang et de larmes versés. Quitte à sacrifier ceux qui lui sont chers, dans un ultime baiser de la mort.

* Dont l’adaptation cinématogr­aphique signée Claudio Giovannesi sortira dans les salles le 1er mai.

Les baisers, on se les envoie au pluriel, un pluriel générique. Beaucoup de baisers. Mais chacun d’eux est indépendan­t, comme les cristaux de glace. Il ne s’agit pas seulement de savoir comment on le donne, mais comment il naît : l’intention qui le nourrit, la tension qui l’accompagne. Et comment il est reçu ou rejeté, avec quel frémisseme­nt – de joie, d’excitation, d’embarras – il est accueilli. Un baiser qui claque dans le silence, qui distrait par son bruit, un baiser trempé de larmes ou compagnon du rire, titillé par le soleil ou plongé dans l’invisible de l’obscurité.

Les baisers ont une typologie bien précise. Ceux qu’on donne comme un coup de sonnette : les lèvres qui s’impriment sur d’autres lèvres. Baiser passionné, pas encore mûr. Jeu précoce, cadeau timide. Ou le contraire : baisers « à la française ». Les lèvres qui ne se rencontren­t que pour s’ouvrir : un entrelacs de papilles, un échange d’humeurs et de caresses avec la chair de la langue, dans le périmètre de la bouche garnie par l’ivoire des dents. À l’inverse, il y a les baisers maternels. Lèvres qui claquent sur les joues. Baisers qui annoncent ce qui viendra juste après : la puissante étreinte, la caresse, la main sur le front pour mesurer la fièvre. Les baisers paternels, eux, effleurent les pommettes, ce sont des baisers barbus, piquants et fugaces, en signe d’approche. Puis il y a les baisers de salutation qui frôlent la peau, et les baisers volés qu’on donne en douce, petites embuscades baveuses qui jouissent d’une intimité furtive.

Les baisers féroces sont inclassabl­es. Ils peuvent sceller le silence, souligner des promesses, prononcer des condamnati­ons ou déclarer des acquitteme­nts. Il y a les baisers féroces qui touchent à peine les gencives, d’autres qui pénètrent jusque dans la gorge. Les baisers féroces occupent toujours tout l’espace possible, se servent de la bouche comme accès, comme bassin dans lequel plonger pour savoir s’il y a une âme, s’il y a quelque chose pour envelopper le corps ou pas – les baisers féroces sont là pour sonder cet abîme ou trouver un vide. Le vide sourd et sombre qui dissimule.

Il existe une vieille histoire qu’on se raconte parmi les néophytes de la barbarie et que les éleveurs clandestin­s de chiens de combat se transmette­nt : des créatures désespérée­s, qui se consacrent malgré elles à une tâche de muscles et de mort. Selon cette légende, qui n’a pas de fondement scientifiq­ue, les chiens de combat sont sélectionn­és à la naissance. Les entraîneur­s étudient les portées avec une froide indifféren­ce. Il ne s’agit pas de choisir celui qui paraît puissant, d’ignorer celui qui a l’air trop maigre, de préférer celui qui chasse sa soeur des tétons ou d’identifier celui qui punit son frère avide. Ce qui compte, c’est un autre signe, qui ne trompe pas : l’éleveur arrache son chiot de son mamelon en le prenant par le col et agite son museau près de sa joue. La plupart des chiots lèchent. Mais l’un d’eux – presque aveugle, encore édenté, les gencives qui ne connaissen­t que la douceur de la mère – essaie de le mordre. Il veut connaître le monde, veut l’avoir entre les crocs. C’est un baiser féroce. Ce chien, mâle ou femelle, sera élevé pour devenir un combattant.

Il y a les baisers et il y a les baisers féroces. Les premiers s’arrêtent dans les limites de la chair ; les seconds ne connaissen­t pas de limites. Ils veulent être ce qu’ils embrassent.

Les baisers féroces ne naissent pas du bien ou du mal. Ils existent, tout comme les alliances. Et ils laissent toujours un goût de sang.

Les baisers féroces ne connaissen­t pas de limites. Ils veulent être ce qu’ils embrassent Il est né

« Il est né !

— Comment ça, il est né ?

— Ouais, il est né. »

De l’autre côté, silence, seulement la respiratio­n qui grattait le micro. Puis : « T’es sûr ? »

Il attendait cet appel depuis des semaines, mais maintenant que Tucano lui annonçait la nouvelle, Nicolas ressentait le besoin de se la faire répéter. Il voulait se convaincre que le grand jour était enfin arrivé de façon à le savourer dans sa tête. Et d’y être préparé.

« La vérité, je te jure ! Il vient juste de naître, la vie de ma mère ! Koala est encore en salle d’accoucheme­nt… J’ai foncé à l’hôpital, Dentino est pas encore là.

— Tu m’étonnes. Le mec a pas les couilles de se montrer. Et toi, qui t’a dit que le gosse était né ? — Un infirmier.

— Quel infirmier, putain ? D’où tu connais un infirmier ? » Nicolas ne se contentait pas d’informatio­ns vagues, il voulait des détails. Aucune improvisat­ion n’était permise, tout devait bien se passer.

« Un gars qui a travaillé avec le père de Biscottino, Enzuccio Niespolo. Je lui ai dit que Koala était une amie à nous et qu’on voulait être les premiers

à le savoir, quand le bébé serait né.

— Combien tu lui as promis ? Faudrait pas qu’il raconte des craques parce que tu lui as pas filé un rond, hein ?

— Nan, j’lui ai promis un iPhone. Il était super pressé que le gosse naisse pour avoir son nouveau téléphone. Du coup, il avait tout le temps l’oreille collée au ventre de Koala.

— Alors on ira faire un tour demain, dès que le soleil sera levé. »

Le lendemain à l’aube, il était tout habillé, prêt à l’action, les draps du lit sur lequel il était assis à peine froissés, car il n’avait pas dormi une seule minute. Il a fermé les yeux et pris une profonde inspiratio­n, puis il a soufflé l’air en faisant un bruit sec. C’était le grand jour. Il devait garder sa lucidité, ne pas se laisser prendre par les souvenirs. Il avait une mission à remplir, après quoi il aurait tout le temps pour le reste.

La voix de Tucano a fonctionné comme un interrupte­ur qui allume la lumière Il a glissé le Desert Eagle dans son jean et s’est précipité dans la rue. Tucano avait déjà enfilé son casque intégral.

« T’as le téléphone ? lui a demandé Nicolas en enfilant le sien. Il est encore dans la boîte, hein ? — Tout est OK, Maharaja.

— Alors on va acheter des fleurs. » Nicolas a démarré et s’est mis à rouler à petite vitesse. Une sensation de calme réchauffai­t tout son corps. Dans une heure, ce serait réglé. Affaire classée.

« Quelle merde…, a lâché Tucano. Ils disent qu’ils gagnent pas assez mais ils dorment tout le temps. »

La grille du fleuriste était baissée et ils ne savaient pas où en trouver un autre. Dans tous les cas, il fallait faire vite, a songé Nicolas. Il a pilé et le casque de Tucano s’est cogné contre le sien.

« Sa mère, Maharaja…

— Exact, a fait Nicolas. Sa mère. » En poussant en arrière avec les pieds, il a fait reculer le scooter jusqu’au début de l’allée. Protégée par une cage de fer qui brillait comme de l’or au milieu de ce délabremen­t, une chapelle votive était éclairée par un projecteur. Les photos d’ex-voto et les images de Padre Pio recouvraie­nt presque Sainte Marie mère de Dieu, mais elle souriait de façon rassurante et Nicolas lui a rendu son sourire. Il est descendu du T-Max et lui a envoyé un baiser, comme le faisait sa grand-mère quand il était enfant. Puis, en se dressant sur la pointe des pieds, il a retiré d’un vase un bouquet de callas blancs.

« La Madone va pas péter un câble ? a demandé Tucano.

— La Madone pète jamais un câble. C’est pour ça que c’est la Madone », a répondu Nicolas en tirant sur la fermeture Éclair de son sweat-shirt afin d’y glisser les callas. Puis il est reparti en mettant les gaz. C’est alors qu’Oiseau mou devait entrer en scène.

Emmitouflé dans sa veste en duvet, l’infirmier les attendait juste derrière les grilles en faisant les cent pas. Tucano l’a salué en levant la main tandis qu’il continuait à sauter sur place. Ce n’était plus pour combattre le froid, mais parce qu’il avait vaguement peur que les deux types en scooter coiffés de casques intégraux ne soient pas là pour le remercier du service qu’il leur rendait.

« Allez, accompagne-moi faire la surprise au bébé », a ordonné Nicolas.

L’infirmier a voulu temporiser, afin de comprendre ce qui s’annonçait. Il a répondu qu’ils n’étaient pas de la famille et qu’il ne pouvait donc pas les laisser entrer.

« Comment ça, on n’est pas de la famille ? s’est indigné Nicolas. Y a pas que les cousins qui en font partie. On est plus que des parents, on est des amis. C’est nous, la vraie famille.

— Il est à la pouponnièr­e. Ils vont bientôt l’amener à sa mère.

— C’est un garçon ?

— Oui.

— Tant mieux.

— Pourquoi ? a demandé l’infirmier, toujours pour gagner du temps.

— C’est plus facile…

— Qu’est-ce qui est plus facile ? » a insisté l’autre. Nicolas a ignoré sa question.

« C’est plus facile pour un garçon de grandir, non ? est intervenu Tucano. Ou peut-être que c’est plus facile pour une fille. Si tu sais baiser, t’arrives où tu veux. »

Le silence de Nicolas a fait comprendre à l’infirmier qu’ils étaient décidés à attendre. Il a voulu écarter les bras, comme pour dire qu’il n’y avait rien à faire, que c’étaient les règles.

« Je veux voir le gosse avant qu’il aille téter le sein

ll s’est approchéd’Antonello, le fils de Dentino, l’homme qui avait tué son frère Christian en lui tirant dans le dos comme le dernier des traîtres

de sa mère. » La voix impatiente et chargée de colère l’a frappé tel un coup de fouet et, avant qu’il ait pu formuler une réponse, l’infirmier s’est retrouvé le visage collé contre la visière du casque de Nicolas. « Je t’ai dit que je voulais le voir, ce môme. J’ai même des fleurs pour la maman. Maintenant, dis-moi où il est » , et, d’une bourrade, il lui a fait regagner la position verticale.

Il a obtenu les informatio­ns qu’il voulait. L’itinéraire était simple. Tucano a alors pris la boîte contenant l’iPhone et l’a lancée en l’air, tandis que l’infirmier, les yeux fixés sur la trajectoir­e, s’agitait de peur que le téléphone ne tombe. Il était tellement concentré sur son bijou technologi­que qu’il n’a pas remarqué l’épaisse fumée noire qui s’élevait à seulement quelques mètres de distance, et peut-être pas senti non plus la puanteur âcre de pneus brûlés. Oiseau mou était parfaiteme­nt à l’heure. Nicolas le lui avait demandé et même ordonné. Je veux beaucoup de fumée. Tout doit être masqué. Il lui avait expliqué que la loge de l’accueil devait être vide, car il ne voulait surtout pas d’une bande de vigiles à la poursuite de son scooter. « Faut faire diversion, l’oiseau », et Oiseau mou avait choisi des toilettes voisines de la loge du Policlinic­o. Il avait volé les pneus chez un garagiste le matin même : avec un peu de kérosène et un briquet, ce serait un festival de fumée toxique et malodorant­e, qui détournera­it toute l’attention vers ces toilettes.

Pendant ce temps, le T-Max franchissa­it les grilles au pas. Jusque-là, le plan avait obéi à une certaine rationalit­é. Nicolas avait calculé le temps nécessaire, il avait pris en compte les risques possibles, et même Tucano avait joué son rôle, rouage de cette machine bien huilée. Puis Nicolas a mis les gaz et envoyé valser toute logique. Tel un cheval abordant l’obstacle, le scooter s’est cabré en montant la première rampe, et, marche après marche, il est arrivé au sommet, jusque devant l’entrée. Les portes automatiqu­es de l’hôpital se sont ouvertes et le T-Max a foncé dans le hall d’entrée.

À l’intérieur, le moteur bourdonnai­t comme un Boeing. Ils n’avaient encore croisé personne, à cette heure le va-et-vient des visites et des consultati­ons n’avait pas encore commencé, mais leur raid a fait accourir les employés de l’hôpital qui sortaient de leurs services, incrédules. Nicolas n’y a prêté aucune attention. Il cherchait l’ascenseur.

Accueillis par le silence, ils sont entrés dans la maternité. Personne dans les couloirs, pas une voix ni un gémissemen­t qui aurait pu leur indiquer la direction de la pouponnièr­e. Le chaos qu’ils avaient semé en bas ne semblait pas avoir altéré la tranquilli­té de l’étage.

« Comment s’appelle ce foutu môme ?

— Y aura les noms de famille, nan ? » a répondu Tucano. Il connaissai­t trop bien Maharaja pour oser lui demander comment il pensait sortir de l’étroit couloir dans lequel ils s’étaient glissés. C’était la force de Nicolas, vous pousser à la limite sans que vous vous en rendiez compte.

Ils ont abandonné le T-Max au milieu du passage. Brillant et noir, le scooter ressemblai­t à un énorme cafard, entre ces murs verts couverts d’affiches vantant les bienfaits de l’allaitemen­t maternel. Ils ont commencé à courir le long du couloir à la recherche de la nursery. Tucano devant, son casque sur la tête, Nicolas juste derrière. Une rangée de portes à droite et à gauche, leurs semelles qui grinçaient sur le linoléum.

Ils ont débouché dans un grand hall contenant deux tables vides, derrière lesquelles brillait la baie vitrée de la pouponnièr­e. Les nouveau-nés étaient alignés, le visage écarlate, dans leur grenouillè­re pastel ; certains dormaient, d’autres remuaient les poings quelques instants au-dessus de leur tête.

Maharaja et Tucano se sont approchés, tels des parents désireux de comprendre si l’enfant ressemble plus à la mère ou au père.

« Antonello Izzo », a fini par dire Tucano. La couverture bleu ciel portant le nom brodé dans un coin s’est soulevée avant de redescendr­e impercepti­blement. « Là », a-t-il signalé en se tournant vers Nicolas, qui se tenait immobile, les paumes sur la vitre, la tête vers ce nouveau-né qui souriait à présent, ou du moins c’est ce que pensait Tucano.

« Maharaja… »

Silence.

« Maharaja, qu’est-ce qu’on fait ?

— Tucano, comment on tue un bébé ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi… T’es malade ! » Nicolas a sorti le Desert Eagle de son pantalon et, avec le pouce, il a retiré le cran de sûreté.

« À tous les coups, c’est comme quand on fait éclater un ballon… », a suggéré Tucano.

Nicolas a poussé doucement la porte, il voulait agir avec délicatess­e, ne pas faire trop de bruit et ne pas réveiller les autres enfants. Il s’est approché d’Antonello, le fils de Dentino, l’homme qui avait tué son frère Christian en lui tirant dans le dos comme le dernier des traîtres.

« Christian… », a-t-il murmuré du bout des lèvres. C’était la première fois qu’il prononçait son nom depuis le jour des funéraille­s. Il semblait être la victime d’un sort, le regard noir fixé devant lui et plongeant qui sait où. Tucano aurait voulu battre contre la vitre, crier à Nicolas de se dépêcher, il fallait buter ce sale fils de traître tout de suite, mais l’autre avait posé l’extrémité de l’arme sur le petit ventre tandis que, sur la détente, le doigt ne bougeait pas.

 ??  ?? LE LIVRE Baiser féroce (Bacio feroce) par Roberto Saviano, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, 400 p., 22 €. Copyright Gallimard. En librairie le 4 avril.
LE LIVRE Baiser féroce (Bacio feroce) par Roberto Saviano, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, 400 p., 22 €. Copyright Gallimard. En librairie le 4 avril.
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